L'art de disserter
L'art de disserter (1)
- Pour avoir lu des productions d'élèves depuis des années, j'ai pu constater quelles sont leurs habitudes d'écriture, les bonnes et les mauvaises. Je ne suis pas sûr qu'ils soient bien au fait du bien-écrire qu'attend un correcteur lorsqu'il lit leurs productions écrites. Plutôt que de laisser dans un coin de mon esprit les remarques que j'aurais pu faire, il m'a semblé bon de les coucher par écrit, de façon que cela puisse servir.
- Il est malaisé de dire en quoi consiste exactement le bon style dans un exercice scolaire, quoi qu'on en dise. C'est un héritage long et qui mérite de n'être plus teinté d'ésotérisme, comme il l'est aujourd'hui encore. L'école républicaine est toujours un peu tiraillée entre son sacerdoce de la diffusion du savoir ainsi que ce que nous appelons "l'égalité des chances", et sa longue histoire non républicaine, celle d'un royaume attaché à sa langue à la diffusion encore puissante. Il m'a toujours semblé qu'on tirait à hue et à dia, avec d'un côté le hussard noir, cherchant à inculquer du savoir à tous, et de l'autre le lettré, descendant d'une lignée prestigieuse mais un peu décadente par certains côtés, initié aussi, et ayant appris l'essentiel de ce qu'il sait des humanités par un enseignement acroamatique, autrement dit non écrit et transmis par oral.
- Cette précision est importante pour l'élève qui voudrait mieux écrire. Il lui faut savoir ce qu'il en coûte de bien chanter nos psaumes, si je puis dire, en une grand-messe à la gloire de la langue. Cette métaphore continuée, ou plutôt cette allégorie, m'est une facilité plus qu'une profession de foi. Je dis tout uniment qu'il faut avoir en soi un peu de l'amour du français lorsqu'on s'initie à l'art de disserter (expression dans laquelle j'inclus la rédaction du commentaire littéraire). Il faut comprendre que nous avons notre lexique, notre schibboleth[1] comme disent les anglais.
- L'élève me dirait : "Je ne veux pas être initié, je veux simplement ne pas perdre de points en expression écrite lorsque je rédige un devoir." Il pourrait même être de bonne volonté, en souhaitant écrire avec élégance. Je lui répondrais qu'il faut qu'il ait en tête l'immensité de ce qu'il faut maîtriser. Non seulement les domaines à connaître sont nombreux (syntaxe, sémantique, accords grammaticaux, ponctuation, conjugaison), mais il y a des connexions entre eux. De même, ajouterais-je, que l'initié a pour unique tâche d'imaginer l'étendue de ce qui lui reste à connaître des mystères où il pénètre, l'élève doit se laisser guider en toute confiance dans la mystagogie. Il a besoin de se savoir disciple, de s'appuyer sur son professeur et de considérer les progrès qu'il pourra faire.
- Lourde tâche me dira-t-on. Eh quoi, espère-t-on qu'il y ait un quelconque intérêt à consommer de la syntaxe sans un but élevé, quelque perspective qu'on se donne ? Il suffit qu'il sache que la pensée passe par le véhicule de la langue, qu'elle lui est en outre consubstantielle, et qu'on enrichit en grande partie celle-là en se préoccupant de celle-ci. C'est un long labeur, un "chemin de longue étude", mais il donne des plaisirs sûrs, intenses et toujours renouvelés. Il faut qu'il y croie, non parce que c'est un dogme, mais parce que d'autres avant lui en ont découvert les délices, les ont préservées dans la littérature et l'éloquence et attendent que ce trésor précieux soit transmis aux générations futures par ceux qui pourront s'en charger.
[1] Mot de passe qui permettait aux gens de Galaad d'exclure les gens d'Ephraïm, qui ne parvenait pas à dire le premier son de ce mot – qu'ils prononçaient si et non chi (Bible, Juges, XII, 6). Voici l'exégèse que je trouve sur un site maçonnique : "Schibboleth joue ici le rôle de mot de passe lors du « passage d’un cours d’eau » par les Ephraïmites en retraite et, comme par hasard, ce mot fatal, Schibboleth, signifie en hébreu justement : « cours d’eau ». Nous pourrions presque parler de pléonasme, mais la répétition du terme peut signifier qu’il y a un sens caché à découvrir, lié en particulier à la différence de prononciation. On ne peut maîtriser que ce que l’on est capable d’appréhender avec justesse, de nommer. Il y a un lien direct entre ce mot (ou sa prononciation) et le fait de « passer », de « pouvoir passer » un cours d’eau, en l’occurrence le Jourdain". http://lasallehumide.forumperso.com/t3-schibboleth.