Notes de lecture
Cormac MacCarthy "Blood Meridian" (Méridien de sang)
Je lis Blood Meridian (Méridien de sang) de Cormac MacCarthy. C’est un roman paru en 1985. Ce sont là des notes de lecture.
Analyse de la première page
L’incipit du roman est « See the child. » (Voyez l’enfant, ou mieux, “voici l’enfant”). Cette formule introduit bien une rapide description du personnage principal, qui sera appelé le plus souvent « le gosse » (the kid), mais elle est surtout une allusion évidente à l’Ecce homo de Ponce Pilate (Jean 19, 5). Cette affirmation a un sens ironique pour Pilate. « Voici l’homme » signifie pour lui que Jésus a été dépouillé de ses prétendus attributs divins. Jean, le rédacteur de cet Évangile, fait de cette affirmation la preuve proleptique de la royauté messianique du protagoniste de son histoire.
Tous les critiques ont insisté sur l’importance des références bibliques chez MacCarthy. Celle-ci est d’une grande importance. En effet, il s’agit de savoir s’il faut accuser ou non le protagoniste, tout comme c’est la question dans la référence biblique qui constitue la source intertextuelle (où il s’agit de savoir si Jésus est coupable donc doit être crucifié ou non, ce à quoi Pilate répond qu’il estime qu’il n’y a pas lieu de l’accuser, Jn 19, 6). D’ailleurs, le choix du terme child est lui aussi révélateur. Le substantif kid dénote l’individualité et la jeunesse jusqu’à mettre en valeur la débrouillardise (comme le montre le sens argotique[1]). En revanche, child est lié à la descendance, à la fratrie et au fait d’être porté par une mère (il est rapproché de termes très anciens, en gothique et en sanskrit qui signifient ‘le ventre de la mère’).
Précisément, cet appellatif (« the child »), restreint dans le roman, est lié à l’évocation du père, maître d’école, qui « cite des poètes dont le nom est à présent perdu » (p. 3). L’utilisation d’un présent dans tout le début du premier chapitre donne une force étonnante à cette évocation, sous la forme d’une hypotypose donnant l’illusion du vécu au présent.
Cette présentation du héros passe du physique au généthliaque, par le rappel des circonstances astronomiques du jour de la naissance du petit. Là encore, la référence christique est patente. Mais ce n’est pas l’étoile du berger qui préside à ses destinées. Ce sont les Léonides, météorites apparaissant en une pluie caractéristique, issues de la comète Tempel-Tuttle, pluie dont le point culminant est le 17 novembre et qui revient tous les trente-trois ans. L’enfant est né le 17 novembre 1833. À cette époque, la pluie fut tellement importante qu’on a cru à l’annonce de l’Apocalypse. L’illumination est telle que le père, qui raconte ça à son fils dit paradoxalement « Je cherchais de la noirceur, des trous dans les cieux. »[2] De la mère il est fort peu question, sinon qu’elle est morte en couches : « La mère, morte ces quatorze années avait incubé en son sein la créature qui allait l’emporter. »[3] Marqué par un météore violent et hyperlumineux, l’enfant est représenté, en cette fin d’incipit de la manière suivante :
“He can neither read nor write and in him broods already a taste for mindless violence. All history present in that visage, the child the father of the man”
« Il ne peut ni lire ni écrire et en lui couve déjà un goût pour la violence irraisonnée. Toute l’histoire présente en ce visage, l’enfant père de l’homme. »
La dernière proposition (“The child the father of the man”), est une citation sans guillemets d’un célèbre poème de W. Wordsworth.
My heart leaps up when I behold
A rainbow in the sky:
So was it when my life began;
So is it now I am a man;
So be it when I shall grow old,
Or let me die!
The Child is father of the Man;
I could wish my days to be
Bound each to each by natural piety.
Mon coeur bondit quand j’aperçois
Un arc-en-ciel dans les cieux
Ainsi en était-il quand ma vie commença
Qu’il en soit ainsi lorsque je serai vieux,
Ou laissez-moi mourir !
L’enfant est père de l’homme ;
Je pourrais souhaiter que mes jours soient
Liés les uns aux autres par la piété naturelle.
Le parallèle inversé avec l’incipit de Blood Meridian est saisissant.
Importance du mot mud (boue)
Dans Blood Meridian le mot mud joue un rôle très important. Il se traduit en français par boue. Voici sa première occurrence :
« Men from lands so far and queer that standing over them where they lie bleeding in the mud he feels mankind itself vindicated » (p. 4)
« Des hommes de territoires si lointains et si étranges que de se tenir au-dessus d’eux où ils sont étendus à saigner dans la boue il a l’impression que l’humanité elle-même est vengée »
Ce dernier verbe to vindicate, signifie dans la langue soutenue to avenge (venger) et to deliver (délivrer). Il semble donc que la boue soit aussi la lie dregs l’un des synonymes de mud (Merriam-Webster, art. « mud » sens 2 a.), « the lowest » and « the worst » part of things la partie la plus basse et le plus mauvais dans les choses. Et le combat aux accents épiques en ce début de roman, relève d’une parodie de gigantomachie, combat mythique où les Titans vaincus sont renvoyés à Gaïa, la Terre, et même au Tartare, sous terre, autrement dit aux Enfers. Quelques lignes plus loin, à la suite d’une autre bagarre, l’enfant est blessé à son tour de deux balles de pistolet. Il est soigné mais, n’ayant pas d’argent pour payer les soins, il s’enfuit.
« Only now is the child finally divested of all that he has been. His origins are become remote as his destiny and not again in all the world’s turning will there be terrains so wild and barbarous to try wether the stuff of creation may be shaped to man’s will or wether his own heart is another kind of clay.”
« Seulement maintenant l’enfant est-il dépouillé de tout ce qu’il a été. Ses origines se sont perdues comme sa destinée et il n’y aura pas à nouveau dans tout le mouvement du monde de terrains si sauvages et barbares où juger si l’affaire de la création peut être modelée selon la volonté de l’homme ou si son propre cœur est une autre forme d’argile. »
Le mot mud donne ainsi lieu à une métaphore filée, passant de la lie du monde à l’argile dont les hommes sont faits dans la légende (par l’un des Titans, Prométhée). Et tout le roman constitue ainsi un terrain où domine la poussière du désert parfois associée à l’eau qui en fait de la boue. Sans cesse dans le cours du récit entendons-nous l’appel du Psaume 68 de David dans la Bible « Je m’enlise dans un bourbier sans fond / et rien pour me retenir. / Je coule dans l’eau profonde / et le courant m’emporte. […] Arrache-moi à la boue ; que je ne m’enlise pas ; / que je sois arraché à ceux qui me détestent / et aux eaux profondes (…) » (Ps. 69 (68) 3 ; 15). Mais sans doute faut-il être dépouillé de ce qu’on a été (comme les apôtres qui suivent le Christ), et subir la terrible traversée du désert pour bénéficier d’une seconde naissance d’initié, après le sacrifice.
Discussion avec le soldat
Je termine cette chronique par la discussion avec le soldat (III, p. 30), d’une terrible ironie au regard des événements qui suivent :
« I was a sorrier sight even that what you are and he [the Captain] come along and raised me up like Lazarus. I’d done took to drinkin and whorin till hell would have me.”
« J’offrais même un plus triste spectacle que ce que tu offres et il est venu et m’a relevé comme Lazare. Je m’étais adonné à la boisson et aux prostituées jusqu’à ce que l’enfer m’eût gagné. »
On comprend fort bien l’allusion à la résurrection de Lazare (pour laquelle l’ambiguïté du pronom personnel he joue un rôle essentiel : the Captain as the Christ), mais celle à L’Exode et à Moïse est plus discrète quoique tout aussi viable. En effet, le soldat dit qu’il est allé whorin’, c’est-à-dire voir les prostituées. Mais le verbe to whore signifie aussi ‘to pursue a faithless, unworthy, or idolatrous desire’ (poursuivre un désir sans foi, sans valeur, idolâtre ) “go a whoring after their gods — Exodus 34:15 (Authorized Version)”. Ce passage de L’Exode raconte comment le Seigneur dit à Moïse sur le mont Sinaï de préparer ce qui deviendra les Tables de la loi. Le passage concerné porte sur un avertissement solennel du Seigneur « Tu ne te prosterneras pas devant un autre dieu, car le nom du seigneur est Jaloux, il est un dieu jaloux. Ne va pas conclure une alliance avec les habitants du pays : quand ils se prostituent avec leurs dieux... »
Nous retrouvons alors les tréfonds de la Terre dans une promesse du soldat
« It’s a chance for ye to raise ye self in the world. You best make a move someway or another fore ye go plumb in under. »
« C’est une chance pour toi de t’élever dans ce monde. Tu f’rais mieux de te bouger d’une façon ou d’une autre avant de toucher le fond. »
Mais l’expression plumb in signifie aussi ‘sonder les mystères, le cœur’. Là aussi, il faut mourir à soi-même pour découvrir ce que cache le cœur humain.
[1] Sens 4 dans le Merriam-Webster, article ‘kid’.
[2] « I looked for blackness, holes in the heavens. » (p. 3). Des internautes avisés voient dans l’expression holes in the heavens » une référence aux recherches astronomiques de Sir William Herschel, qui le premier avait noté des zones sombres dans les cieux, qui cachaient les étoiles vraisemblablement.
[3] « The mother dead these fourteen years did incubate in her own bosom the creature who would carry her off. » (Ibid.)