Chroniques du quant-à-moi

Chroniques du quant-à-moi

Du Journal de Franz à La Métamorphose de Kafka

Du Journal de Franz à La Métamorphose de Kafka

 

Franz Kafka fait partie de ces écrivains des XIXe et XXe siècles, qui ont commencé par écrire un journal intime. Dans la mesure où son œuvre romanesque pose des problèmes d’interprétation, elle qui se caractérise par ce que Milan Kundera a désigné comme « l’esprit de complexité »[i] (le roman comme carrefour de perspectives, la narration comme association d’un code proaïrétique à un code symbolique en vue d’une lecture herméneutique[ii]), le critique est vite amené à chercher des sources d’explication à cette complexité. Du reste, l’originalité de cet auteur, cette explosion inattendue et décisive pour la modernité au XXe siècle a tendance à nous engager dans une recherche biographique, même si nous savons que l’œuvre est le produit d’un autre moi que celui qui a vécu, selon les termes de Proust dans le Contre Sainte-Beuve.

            Le journal intime de Kafka, d’ailleurs, a été beaucoup parcouru par nombre d’herméneutes qui se sont attaqués à ce monument de la littérature mondiale. Que peut bien nous apprendre l’écriture intime de Kafka au sujet de La Métamorphose ? Serait-ce que l’immanence du texte deviendrait obsolète ? La question que nous posons ici est d’ordre littéraire et épistémologique. En interrogeant les Journaux, nous ne prétendons pas trouver une explication externe au texte. Il ne s’agit pas non plus d’interroger la biographie de l’auteur pour lire ses fictions. Le journal intime, en effet, est déjà de l’écrit, il est déjà du construit, du négocié, du stratégique, autrement dit, c’est du discours émanant d’un individu qui anticipe sur les œuvres à venir, et nombre de critiques ont souligné la dimension de laboratoire littéraire du journal de Kafka[iii].

Il s’agit donc de percevoir des inquiétudes, des phobies peut-être, une sorte d’idiosyncrasie discursive qui puisse avoir informé la diégèse, ainsi que la tension narrative[iv] de l’œuvre fictionnelle mise au programme de littérature comparée de l’agrégation de lettres modernes 2021-2022.

            Avant-même de nous attaquer à ce que Max Brod, légataire de Franz Kafka, appelait mystérieusement « l'œuvre cachée » de Kafka[v], rappelons que La Métamorphose est un huis clos dans une atmosphère familiale qui serait ordinaire et quotidienne, si le protagoniste n’avait été changé en une vermine (Ungeziefer), remotivation littérale d’une expression figurée péjorative, laquelle d’ailleurs se transfère heureusement en français (être une vermine). Nous pouvons alors envisager d’observer avec attention le texte du récit — ses données spatiales, le décor au sein duquel se meuvent les personnages — comme un espace représentatif du quotidien, et c’est par le biais de l’écriture journalière que cette perception de l’ordinaire et du quotidien s’est constituée pour l’auteur.

            En outre, le récit fait apparaître d’une manière aiguë une problématisation du corps, celui-ci étant le siège même (et d’abord le siège seul) de la métamorphose : hautement problématique en effet est le corps chez Kafka. Lié à l’action du sujet, sa transformation rend l’action sinon inopérante du moins inefficace et ridicule. Mais outre qu’il est aisé, pour le commentaire comme pour la dissertation de s’intéresser au corps dans le récit, il faut lire le Journal de Kafka pour comprendre à quel point son corps (et le corps en général) fait l’objet d’une attention scrupuleuse. Le corps malade et faible du diariste donne lieu à de nombreuses projections dans le temps (ce qu’il appelle « l’avenir viril » en comparant sa douleur à celles de son père dans l’enfance et la jeunesse), projections où Kafka témoigne de la piètre image qu’il a de lui-même autant que du peu d’espoir qu’il fonde en l’association d’un tel corps et d’une conscience si omniprésente. De toute évidence, ces réflexions nombreuses se sont cristallisées dans le récit au programme, permettant d’inscrire dans le texte les questions de l’existence humaine, de l’être-là (phénoménologie de l’existence), des rapports entre corps et conscience, de l’intention voire de l’obstination et de la persévérance.

Enfin, le Journal nous permet d’avoir prise sur une forme de vie — au sens sémiotique que lui donne Jacques Fontanille[vi] — il est le lieu discursif d’une prise de conscience sémiotique. Que le quotidien, informe et ordinaire, devienne, grâce à la conscience du sujet qui se débat et s’écrit, une sémiose (une forme dotée d’un plan de l’expression et d’un plan du contenu), c’est l’écriture journalière qui donne à Kafka l’occasion de le saisir. C’est ainsi que l’écriture (Schreiben) est elle aussi nettement problématisée dans La Métamorphose sous la forme d’un refus de persévérer initial (les écritures professionnelles), et d’une confiscation des outils de la pratique individuelle (littéraire, dans le roman, confiscation de la Schreibtisch, littéralement « l’écritoire »). Il ne reste à l’individu que son discours intérieur, persévérant jusqu’à la mort. Là encore, les Journaux nous indiquent un chemin à suivre.

           

I. Un quotidien familial bouleversé par l’extraordinaire

Kafka n’est pas un écrivain du quotidien au sens où d’autres auteurs diaristes l’ont été. Rares sont les jours où il inscrit tout ce qu’il a fait. Mais à défaut d’avoir un panorama factuel du jour, nous avons accès, avec souvent beaucoup de détails, à des univers et à des anecdotes concernant ceux-ci.

a) L’usine et l’écriture littéraire

Cette première opposition est d’une grande importance, comme nous le savons, dans La Métamorphose. Elle est déjà représentée dans le Journal de Kafka.

1. 3. X. II, page 54

« Au bureau, je dicte une importante circulaire destinée à la police du district. Arrivé à la conclusion, je reste court et suis incapable de faire autre chose que de regarder la dactylo, Mlle K., laquelle, comme à son habitude, devient particulièrement remuante, déplace sa chaise, tousse, pianote sur la table, attirant par là l’attention de tout le bureau sur mon malheur. L’idée que je cherche prend maintenant d’autant plus de prix qu’elle tranquilliserait Mlle K., et plus elle devient précieuse, plus elle est difficile à trouver. Enfin, je tiens le mot « stigmatiser » et la phrase qui va avec, mais je continue à garder tout cela dans ma bouche avec dégoût et un sentiment de honte, comme si les mots étaient de la viande crue, de la viande coupée à même ma chair (tant cela m’a coûté). Enfin, je dis la phrase, mais il me reste une grande terreur parce que je vois que tout en moi est prêt pour un travail poétique, que ce travail serait pour moi une solution divine, une entrée réelle dans la vie, alors qu’au bureau je dois, au nom d’une lamentable paperasserie, arracher un morceau de sa chair au corps capable d’un tel bonheur. » (Nous soulignons)

 

Dans cette entrée du journal, la comparaison entre travail au bureau et travail poétique permet de mesurer l’ampleur d’une inadéquation à une écriture utilitaire et juridique (« une circulaire destinée à la police du district »), travail qualifié péjorativement de « paperasserie », par antithèse avec l’hyperbolique « solution divine », sorte d’utopie rendant plus horrible encore la dystopie carnassière et cannibale du bureau (« arracher un morceau de sa chair au corps capable d’un tel bonheur »).

2. 18 décembre 1910, page 121

Le soir 11h30

« Que je sois tout simplement perdu tant que je ne serai pas libéré de mon *bureau*[vii] c’est parfaitement clair pour moi, il ne s’agit que de tenir aussi longtemps que possible la tête assez haut pour ne pas me noyer. À quel point cela sera difficile, quelle force cela devrait me coûter, cela apparaît déjà dans le fait que je n’ai pas tenu aujourd’hui mon nouvel emploi du temps, qui prévoit que je sois à ma table de travail le soir de huit heures à 11h, et même qu’en ce moment je ne considère pas cela comme un si grand malheur, je n’écris en vitesse ces quelques lignes que pour pouvoir aller au lit. » (Nous soulignons)

 

L’opposition commentée dans l’entrée précédente se retrouve nettement ici, mais dans une intention de modifier la situation, de ne pas y persévérer, qui fait l’objet d’une réflexion pour l’avenir. C’est en effet en termes somatiques et passionnels que le dilemme de Franz se pose ici, et le corps (nous ne verrons par la suite), est une donnée (voire une variable) fondamentale de cette volonté de ne plus s’obstiner. Notons que Franz Kafka associe l’organisation de sa journée à ce travail sur lui-même, comme une forme d’ascèse nécessaire à la transformation de soi. Nous retrouverons dans l’œuvre au programme l’idée d’une programmation méthodique de l’action.

3. [18 XII 1911][viii] page 257

« Je céderais [sic] en tout cas immédiatement à mon désir d’écrire une autobiographie, dès l’instant où je serais libéré du bureau. Je devrais avoir en vue dès le début de l’écriture, comme un but provisoire, un tel changement, une vraie césure, pour pouvoir diriger la masse des événements. Mais je ne peux pas me représenter un autre changement exaltant, et il paraît lui-même être terriblement invraisemblable. Mais ensuite l’écriture de l’autobiographie serait une grande joie, car elle avancerait si facilement, comme la mise par écrit des rêves et pourtant elle produirait un résultat tout différent, énorme, mais influençant pour toujours, qui serait aussi accessible la compréhension est au sentiment de tous les autres. » (Nous soulignons)

 

Comme nous le suggérait l’entrée 2, Franz Kafka sait se projeter dans l’avenir et tendre vers un but. Mais ici, il fait l’hypothèse heureuse d’une réalisation. Nous n’avons pas les moyens de savoir si le texte est en effet au conditionnel plutôt qu’au futur, mais cela signifierait tout de même que cette projection n’est pas sans une forme d’inquiétude.

4. 14 XII 1911, page 252

« Mon père m’a fait cet après-midi des reproches, parce que je ne m’occupe pas de l’usine. J’ai expliqué que j’avais participé parce que j’attendais un profit mais que je ne pouvais pas collaborer temps que j’étais au bureau. Mon père continua à me réprimander, j’étais debout à la fenêtre, je me taisais. Mais le soir je me suis surpris à penser, en conséquence de cette conversation de l’après-midi, que je pouvais m’estimer très content de ma situation actuelle et qu’il fallait surtout que je me garde bien de pouvoir disposer de tout mon temps pour la littérature. À peine avais-je soumis cette pensée un examen plus approfondi qu’elle n’était plus non plus surprenante et qu’elle m’a paru comme déjà habituelle. Je me déniai la capacité de pouvoir utiliser tout mon temps pour la littérature. Il est vrai que cette conviction n’était que l’effet d’un état momentané, mais elle était plus forte que celui-ci. » (Nous soulignons)

 

Pour des raisons d’ordre herméneutique, nous plaçons a posteriori cette entrée pourtant antérieure à l’entrée 3, parce qu’y figure d’une manière claire l’inquiétude presque stérilisante qui touche Franz dans son journal (en rapport avec les réprimandes du père). Notons l’utilisation du discours indirect (je me suis surpris à penser que…) qui représente le propos d’un passé récent pour faire état d’une surprise, laquelle va en effet être commentée dans les énoncés suivants. La réprimande du père donne ainsi lieu à une poussée contraire à celle de Franz, dans le sens d’une acceptation de la situation présente. C’est un contre-ajustement qui annule en grande partie la dynamique de l’entrée 3 (vers le futur et l’écriture poétique : « je me déniai »), mais sans créer ni la certitude ni la sérénité, comme le prouve la notation conclusive de cette réflexion (les cinq lignes qui suivent évoquent une autre anecdote).

5. 19 février 1911, p. 33

« Alors que j’ai voulu sortir du lit aujourd’hui je me suis retrouvé complètement entortillé. La cause en est simple, je suis totalement débordé de travail. Pas par le bureau mais par mon autre travail. Le bureau n’y participe de manière innocente que dans la mesure où, si je n’avais pas besoin d’y aller, je pourrais vivre tranquillement pour mon travail et je n’aurais pas besoin d’y passer ces 6 heures par jour, qui, surtout vendredi et samedi, m’ont tellement fait souffrir, vous ne pouvez pas imaginer, parce que j’étais si empli  de mes choses. En fin de compte tout cela, je le sais bien, n’est que du bavardage, c’est moi le coupable et le bureau a contre moi les exigences les plus claires et les plus légitimes. Mais voilà c’est pour moi une double vie effrayante, dont l’issue n’est probablement rien d’autre que la folie. J’écris cela dans la bonne lumière du matin et je ne l’écrirais certainement pas si ce n’était pas vrai et si je ne vous aimais pas comme un fils.

D’ailleurs, je serai sûrement repris demain et je viendrai au bureau, où la première chose que j’entendrai sera que vous voulez que je quitte votre service. » p. 33

(Nous soulignons)

 

Cette entrée, nous la plaçons en fin de relevé parce qu’elle nous paraît d’une efficacité herméneutique supérieure aux autres, et parce qu’elle permet de clore notre parcours dans l’opposition bureau / écriture littéraire. Il s’agit d’une lettre d’excuse fictive, voire parodique, qui constitue une entrée véritable et non la copie d’une lettre réelle. Franz s’y présente comme ayant l’impossibilité de se lever (« entortillé », traduit Robert Kahn, dont la traduction diffère très sensiblement de celle de Marthe Robert qui propose « je me suis tout bonnement effondré »[ix]). Il reconnaît même que les « exigences » du Bureau (référence métonymique caractéristique ici) sont « les plus claires et les plus légitimes », façon de mettre l’accent sur une intention polémique dans cette panne de réveil tout à fait opinée. Les salutations de politesse, en clausule, sont d’autant plus significatives qu’elles ravivent l’isotopie familiale (« comme un fils »). Enfin, cette lettre est une parodie, une mock letter comme on dirait en anglais, une lettre pour rire, pour se moquer. Kafka y narrativise une impossibilité de persévérer sous la forme la plus quotidienne et peut-être la plus somatique de refuser : celle de ne pas se lever pour aller travailler. Nous pouvons retenir enfin que Kafka oppose ces deux univers, mais qu’ils se rejoignent par l’écriture. Robert Kahn, traducteur du journal intégral, (« Note du traducteur », p. 10), insiste à ce sujet sur un point particulièrement important, sur lequel il diffère de Marthe Robert :

« Et elle a aussi, comme tout traducteur, ses angles morts : elle traduit systématiquement, par exemple, les mots, essentiels, de « das Schreiben » [i.e. L’écriture], et schreiben [i.e. écrire] par « littérature » ou par l’expression « travail littéraire » alors qu’on peut les traduire plus littéralement par « écriture » et « écrire ». »

            Ce premier parcours nous montre combien est structurante, dans le Journal, l’opposition bureau / maison autour de l’écriture. Nous voyons aussi que Franz Kafka diariste traduit sous une forme dysphorique le malaise qu’il éprouve au bureau à gâcher ses forces littéraires. Mais il note aussi que les réprimandes de son père le renvoient à un présent déjà constitué en « forme de vie »[x]. Pris dans un dilemme, dont la conscience nourrit l’écriture du Journal, Franz réagit donc à un environnement familial où trône le père.

 

b) La famille, l’environnement petit-bourgeois

6. 19 janvier 1910, p. 33 (Marthe Robert)

« […] Un de mes oncles, volontiers moqueur, finit par prendre la feuille que je ne tenais plus que mollement, y jeta un bref regard, et me la rendit sans même rire, en disant simplement aux autres qui le suivaient des yeux : « le fatras habituel », à moi il ne dit rien. Je restai assis, certes, et continuai à me pencher comme avant sur ma feuille apparemment inutilisable, mais en fait, j’étais chassé de la société d’un seul coup, le jugement de l’oncle se répéta en moi avec une signification déjà presque réelle et j’acquis, au sein même du sentiment familial, un aperçu des froids espaces de notre monde, qu’il me faudrait réchauffer à l’aide d’un feu que je voulais chercher d’abord. » (Nous soulignons)

 

Ici, Franz raconte sous une forme anecdotique, caractéristique de l’écriture autobiographique[xi], le jour où, cherchant à faire remarquer qu’il écrivait, il se trouve placé sous le regard inquisiteur, glaçant et décourageant d’un de ses oncles. La scène oppose nettement le moi du narrateur-personnage à la troisième personne des « autres ». La recherche de reconnaissance par l’écriture donne lieu non à un échange affectueux, mais à une humiliation. C’est ainsi que se cristallise l’association de deux isotopies : celle de la famille et celle de la société, dont nous savons toute l’importance pour La Métamorphose. Mais cette fusion est une source de confusion pour le jeune garçon, ce que caractérise le choix d’un renforcement énonciatif (« au sein même du sentiment familial ») par le traducteur. C’est alors un allégorisme qui se développe : Franz chassé du foyer familial doit trouver un « feu » pour « réchauffer » les « froids espaces » dans lesquels il se trouve pris. Mêlé au sens littéral, le sens allégorique[xii] vient traduire non seulement la dimension émotive du discours du narrateur, mais aussi une axiologie dans laquelle des valeurs opposées voient le jour sous la forme d’un nouveau programme narratif à constituer (sous une forme déontologique qui projette le personnage vers le futur vu du passé).

7. [Octobre 1911], p. 186

« Pour ne pas oublier, au cas où mon père me qualifierait à nouveau de mauvais fils, je note pour moi que, devant quelques membres de la famille et sans aucune raison particulière, ou alors soit pour me mettre sous pression, soit pour, soi-disant, me sauver, il a qualifié Max de « messchuggenen ritoch » [Yiddish : folle tête brûlée] et qu’hier, alors que Löwy était dans ma chambre, il a parlé, avec des tressaillements et en pinçant les lèvres, des étrangers qu’on laissait entrer dans l’appartement, de ce qui pouvait être intéressant chez un étranger, pourquoi donc on nouait des relations si inutiles, etc. Je n’aurais quand même pas dû le noter, car je m’y suis précisément inscrit moi-même avec la haine de mon père, alors même qu’il n’y a pas donné de prétexte aujourd’hui et que, au moins par rapport à Löwy, c’est vraiment très exagéré par rapport à ce que j’ai noté comme étant le propos de mon père, et que cela augmente encore du fait que je ne peux pas me rappeler ce qu’il y avait vraiment de méchant dans le comportement de mon père hier. » [Nous soulignons]

 

8. XI 1911, p. 194

« Löwy — Mon père à son propos : celui qui se couche avec des chiens se réveille avec des puces. Je n’ai pu me retenir et j’ai eu des propos inconsidérés. Là-dessus mon père particulièrement calme (…) Je dis : « je m’efforce de me contrôler » et je sentis chez mon père comme toujours dans un instant aussi extrême l’existence d’une sagesse dont je ne peux guère saisir qu’une bouffée. »

 

            Nous traitons ensemble ces deux entrées relativement rapprochées. Il y est question des fameuses réprimandes du père, en ce qui concerne les relations de Franz Kafka avec son ami Löwy, celui-là même qui lui a fait découvrir le théâtre juif pour lequel se passionne Franz. Le thème des fréquentations dans le cadre familial n’a rien de surprenant, pas plus que le fait que ces heurts donnent lieu à des « notations ». En revanche, il y a une hésitation fondamentale dans ces deux notations. Dans l’entrée 7, Kafka dit noter « pour ne pas oublier » puis, dans un prolongement (peut-être postérieur dans la journée d’ailleurs), ajoute « Je n’aurais quand même pas dû le noter (…) ». Un peu plus loin dans le journal, l’entrée 8 commente à ses dépens un autre heurt où le diariste indique qu’il a eu « des propos inconsidérés », sous la forme d’un discours narrativisé sans précision, alors qu’il rapporte au discours direct les propos de son père. Franz en conclut avoir « senti chez [son] père l’existence d’une sagesse dont [il] ne peu[t] guère saisir qu’une bouffée. » Remarquons ici que le narrateur se dédouane laissant entendre que cette sagesse est difficile à saisir et qu’on ne peut qu’en sentir l’existence.

9. p. 8-14 (Marthe Robert, sans date) Essai d’écriture

Nous ne reproduisons pas ce passage, très long, qui est un fragment de Description d’un combat[xiii]. Il s’agit ici d’un dialogue entre un homme qui priait et un autre homme. Le deuxième homme cherche des réponses, hésite à opérer une ascension immédiate, se plaint qu’il ne lui arrive rien.

A. L’homme regarde sa montre (temps qui passe, empressement) et le gardien l’invite à        « monte[r] sans délai », puis défend la vie d’en bas, quoique ordinaire, dont il déplore tout de même la monotonie :

« (…) il ne m’arrive jamais de ces choses qui font dresser l’oreille aux gens, et comment pourraient-elles se produire au milieu de l’édification des cérémonies dont j’ai besoin et sous lesquelles je ne peux qu’avancer en rampant, pas mieux qu’un insecte. » (p. 9)

Nous reconnaissons les rituels et cérémonies (socio-religieux) et leur place essentielle dans le roman) de même que le caractère écrasant de ceux-ci qui font ramper « pas mieux qu’un insecte ».

B. L’homme ne supporte plus « l’air de la rue » et évoque une métamorphose s’il allait          « là-haut ».

Il y a une association de la métamorphose et de l’ascension ici, laquelle est inversée dans La Métamorphose (liée plutôt à la chute, au moins dans un premier temps). Il se présente comme un « célibataire de la rue » (sans connexion donc), pour qui il est très difficile de maintenir sa « personne physique » (p. 10).

« Pour celui-ci [le célibataire de la rue], il est déjà bien content s’il parvient à maintenir sa personne physique, d’ailleurs pitoyable, à défendre les quelques repas qu’il prend, à éviter l’influence des autres, bref s’il conserve tout ce qu’il est possible de conserver dans ce monde dissolvant. »

C. Il s’oppose au bourgeois, lequel ne vit que par ses possessions, qui sont séparées de lui.

« Car lui [le bourgeois] et ses possessions ne font pas un, mais deux, et quiconque brise ce qui les relie le brise du même coup. » (p. 11).

À l’opposé, lui a sa richesse en lui-même

« Mais moi, précisément, je sens mon propre fond beaucoup trop souvent et avec trop de violence pour pouvoir être satisfait, fût-ce même à moitié. »

« (…) alors qu’il sentait son fond comme on prend conscience d’une tumeur (…) »

 

Ici, l’isolement associé à la maladie est un concept proche de la self-consciousness du diariste et romancier E. M. Forster (Journals and diaries, 1895-1964, notamment les années de sa formation à Cambridge à partir de sa découverte de l’homosexualité). Il faut noter l’isomorphisme avec la maladie (qu’on retrouve chez Gide et Forster). Sans doute peut-on y voir un effet du mouvement de médicalisation des affects, entraîné par les thèses du psychiatre austro-hongrois Richard von Krafft-Ebing en 1886, étudié entre autres par Michel Foucault dans Histoire de la sexualité[xiv].

 

 

10. [26 XII 1911], p. 279

Franz explique ne pas supporter la manière dont son père raconte « sur un ton de vantardise et querelleur », comment il a souffert avec sa sœur, en visite, et affirme que son fils n’a pas souffert.

Le lendemain, p. 280 il ajoute

« Un être malheureux, qui ne doit pas avoir d’enfant, est enfermé dans son malheur d’une façon terrible. Il n’y a nulle part un espoir en quelque chose de nouveau, en une aide apportée par de plus heureuses étoiles. »

Nous remarquons que cette dernière citation relève implicitement de la question corporelle, dans la mesure où le fait de ne pas avoir d’enfant, dans l’esprit de Franz, est lié à sa faiblesse (cf. II 1.).

 

 

Monde petit-bourgeois, vécu comme sclérosant en même temps que source d’une forme de confort, la famille est le royaume du père. Elle est aussi le lieu où se joue l’adaptation (et l’inadaptation) du « célibataire de la rue » qui vit au sein de ce monde les froideurs de la société. Mais l’extraction de ce monde familial suppose une déchirure. Les indécisions se multiplient, rendant les perspectives plus sombres et la confusion plus grande. Le dilemme kafkaïen se joue là, et la conscience du dilemme se multiplie par l’énonciation comme par l’action. Notons au passage le rôle essentiel ici de la « scène judiciaire » que Gisèle Mathieu-Castellani a évoquée pour comprendre l’écriture de soi dans l’autobiographie[xv], que nous pouvons utiliser dans ce champ connexe de l’écriture de soi qu’est le journal intime. Il s’agit en effet de convoquer ses expériences et ses affects, de les remettre en scène et de se faire tantôt victime, tantôt accusé, tantôt juge, frappé d’ostracisme et exilé, méjugé et diffamé.

 

c) Trouver du sens à son quotidien / trouver un sens à l’existence humaine

L’on se souvient que la première notation liée à la situation de Gregor Samsa dans La Métamorphose fait état d’un environnement « humain » « paisible entre quatre murs familiers », mais c’est pour installer sans délai une discordance majeure avec la transformation corporelle qu’il a subie, comme nous le verrons ci-après. Le Journal nous donne l’occasion de percevoir la prise de conscience de Franz au sujet de tout ce qui concerne cet environnement familier du quotidien, et particulièrement l’inadaptation grandissante qu’il éprouve à ce sujet.

Ce quotidien est d’emblée perturbé par la métamorphose et toute la première partie repose sur les efforts de Gregor Samsa pour continuer à vivre comme avant (persévérer). Il s’agit à ce sujet d’être attentif aux notations concernant les efforts du personnage (voire sa douleur), et à celles concernant les habitudes lesquelles peuvent être envisagées formellement par l’analyse de l’art du récit : fréquence du récit, marqueurs itératifs, éléments qualifiant la pénibilité ou, au contraire le caractère apparemment rassurant de la répétition. L’on se souviendra à ce sujet de la perception du récit romanesque comme d’un espace itératif perturbé par du singulatif.

Il est donc souhaitable de s’attacher à l’analyse d’une conscience du quotidien « Mais dans l’immédiat, il faut que je me lève parce que mon train est à cinq heures. » (p. 397) — laquelle donne lieu à des efforts répétés et vains. C’est alors l’occasion de s’intéresser à la tension pronostique, pour reprendre l’expression de Raphaël Baroni, dans le cadre de son étude sur La Tension narrative[xvi]. En effet, Gregor Samsa vit dans un monde parfaitement prévisible, le monde familial-quotidien, et la conscience de lui-même qui continue à produire un flux de pensée — d’autant plus importante qu’elle est le canal unique d’une relation privilégiée du lecteur-interprète avec le personnage en tant que (encore) humain — cette conscience cherche à suivre ce fil d’Ariane de la prévisibilité quotidienne et familiale. Remarquons que la dimension somatique de la situation, liée à la métamorphose, ajoute une variable proche de la tension diagnostique (elle introduit de l’imprévisible par le biais du méconnu). D’une part, Gregor ne connaît pas ce corps, qu’il découvre en même temps que le lecteur[xvii], mais d’autre part, ce donné corporel nouveau va de toute évidence constituer une difficulté logique et un impedimentum dans la réalisation attendue du scénario virtuel qui se présente à l’incipit.

Nous pouvons donc prévoir partiellement le déploiement d’une action attendue dans une situation parfaitement reconnaissable mais ce pronostic est entravé puis déjoué (cf. II 2. Sur l’action dans l’œuvre) puisque le protagoniste ne s’en sort pas. Le commentaire de texte devra ainsi s’intéresser à la répétition actantielle comme forme d’entropie, de dysfonctionnement entraînant une dégradation proaïrétique (l’intention projetée sur l’axe de l’action à venir se disloque et ne parvient pas à son but tout en se prolongeant) et passionnelle (cette entropie entraîne une obstination douloureuse puis une lassitude, entrecoupée de regimbements héroï-comiques et enfin un abandon).

Notons que Franz [passage du Journal traduit par Marthe Robert, p. 8-14], insiste sur le caractère étouffant des cérémonies (citation 9, 1.). La comparaison conclusive de cette remarque est une anticipation manifeste à la situation présentée dans LM. Nous sommes ici obligé de faire le pari d’une similitude (paradigmatique au moins) entre le terme traduit par cérémonie dans le journal et celui signifiant rituel. Notons que Kafka s’intéresse beaucoup dans son journal aux rituels juifs.

Pourtant, Franz est aussi incapable de se vouer « corps et âme » à la seule écriture comme nous l’avons vu, sans jamais dire pourquoi : acceptation de la pression du père ? Bien entendu, cet état de fait a donné lieu à des réflexions d’ordre psychanalytique, et pour cause, mais d’un point de vue narratif et sémiotique, elle peut être transcrite en un conflit de représentations (celle du fils / celle du père), lesquelles donnent lieu à l’entrevision de deux « formes de vies » différentes. Il est notable que c’est surtout un moyen de persévérer qu’il est question de trouver, ou un moyen de modifier la situation pour persévérer dans une autre voie.

De toute évidence, le roman repose sur ce conflit puissant qui s’incarne dans un corps problématique, lequel est à la fois déjà (toujours-déjà, selon la formule consacrée) le résultat d’une influence de l’une des formes de vie sur l’autre (Vermine ! étant l’insulte du père) et un impedimentum, un ‘obstacle’ et un ‘empêchement’ qui rend l’action impossible.

D’un point de vue narratif, le schéma narratif repose sur l’impossibilité de persévérer dans l’action quotidienne, parce que le nouveau corps n’est pas en corrélation avec ce quotidien. Les données corporelles nouvelles nécessitent un « ajustement » dans tous les domaines et c’est là ce qui déclenche la séquence actantielle. Mais comme nous l’avons vu, ce nouveau corps est aussi la résultante d’un processus a priori, lequel s’est achevé et concrétisé, mais donne lieu à une inflation psychique chez le protagoniste. Il y a donc un ‘enchantement’ (au sens des contes de fées) qui oblige à ajuster son action (problème de congruence[xviii] : obligation à une commutation en chaîne sur la totalité du processus de génération du sens : strate de l’espace, strate du temps, strate de l’action, strate de la famille…). C’est cette recherche de l’ajustement qui fait agir Gregor dans l’espace qui lui est dévolu et qui le fait penser : inflation du denken (‘penser’) dans le texte, qui porte sur les modalités

 

Virtualisantes : devoir / vouloir

Actualisantes : pouvoir / savoir

Réalisantes : faire / être

Ajoutons que ce corps donne lieu à un puissant effet d’estrangement[xix], suscitant soit l’effroi, soit le ridicule (soit les deux associés, ce qu’a étudié Rémi Astruc au sujet du grotesque). Son inadéquation foncière au vécu humain (thématisée dès l’incipit : une chambre humaine = une chambre d’être humain[xx]), oblige à se poser toute une série de questions sur le sens de la vie et des choses qui l’entourent (réflexion sémiotique donc : réflexion sur la sémiosphère qui donnait du sens à sa vie).

Le schéma actantiel (relation fils - père) est marqué par une forte opposition dont nous trouvons en effet des traces dans le journal. Surtout, l’action dans le roman est marquée par cette opposition, dans le cadre d’une persistance vaine à traiter ‘Gregor’-la vermine comme s’il était toujours le même. Les relations avec la sœur, par exemple, sont fortement teintées par cette opposition avec le père.

 

Irréalisme et quotidien

« L’impossible réalisé » (Rémi Astruc) crée comme un carambolage dans le quotidien de Gregor. C’est ce qui l’oblige à repenser sa relation à son corps (cf. II), mais au-delà de la quotidienneté, sa relation à son existence (son être-là devient en effet hautement problématique). Nous verrons par la suite combien la question du grotesque, abordée par Nicolas Corréard, est d’une immense importance pour comprendre la question ontologique dans LM.

 

Pour une approche sémiotique des « formes de vie » en concurrence dans le roman :

-       Un cours de vie modifié par les données corporelles nouvelles

-       Une réorganisation (syntagmatique) de ce cours de vie de manière consciente (rôle essentiel de la conscience de soi)

-       Une lutte incessante :

-       Contre les données du corps ancien (rituels) par rapport aux données du corps nouveau.

-       Contre l’inclusion spatiale d’un corps inadapté à l’univers humain mais aussi son inclusion sociale impossible (problème du sale, de l’impur, du bestial), puis contre son exclusion.

-       Contre l’inflation du discours intérieur liée à la non-congruence entre l’esprit et le corps, celle-ci étant renforcée dans l’univers social.

-       Contre autrui, son regard sur le corps et ce dont il est une apparence (préjugés), son regard sur les gestes, sa perception d’un langage dégradé.

-       Contre ‘soi-même’, dans la mesure où la conscience reste pendant un temps humaine et subjective, et où, ensuite, le narrateur plutôt en empathie avec Gregor construit cette empathie partielle sans annuler l’antipathie des observateurs. Contre ce qu’il s’agit de continuer d’appeler ‘soi-même’. En ce sens, LM  est un cas de conscience ontologique et métaphysique.

 

II. Un corps trop faible pour le « grand avenir viril » p. 290 [31 XII 11]

            Le journal intime est l’espace où s’écrit le corps, où la personne fait état des événements touchant sa corporéité. Lié à la sensation d’être existant (l’être-là des phénoménologues), le corps est aussi le siège des affections, des émotions et de l’intime. De santé fragile comme bien d’autres écrivains de cette période nous le confient, Franz Kafka parle beaucoup de son corps et de son rapport à celui-ci. Pressenti comme un déchet et affecté comme tragiquement d’une impossibilité à s’inscrire dans une durée virile prometteuse, le corps dans le Journal pose des problèmes insolubles à la conscience d’un écrivain qui, dans La Métamorphose, va le mettre en intrigue.

a. Mon corps ce déchet

12 Non daté 1910, p. 18

« J’écris cela très certainement à cause du désespoir que me causent mon corps et l’avenir de ce corps. »,

et 23 XII 11, p. 231

« Honorabilité des mauvaises pensées […] des pensées me revinrent quant au futur plus lointain. Comment pourrais-je les supporter avec ce corps provenant d’un débarras ? Le Talmud aussi le dit : un homme sans femme n’est pas un être humain. »

13. 21 XI 11, p. 228

« Ma mère travaille toute la journée, elle est gaie ou triste selon les circonstances, sans tenir aucun compte de ses propres occupations, sa voix est claire, trop forte pour le parler habituel, mais bienfaisante quand on est triste et qu’on l’entend soudainement après un certain temps. Depuis quelque temps déjà je me plains d’être, certes, toujours malade, mais sans avoir jamais une maladie précise qui m’obligerait à m’aliter. Ce souhait [nous soulignons] renvoie sûrement pour l’essentiel au fait que je sais à quel point ma mère peut consoler, comme par exemple [sic] lorsqu’elle quitte le séjour éclairé pour venir dans l’obscurité de ma chambre de malade, ou lorsque le soir, quand la journée monotone commence à devenir la nuit, elle rentre du magasin et que, avec ses soucis et ses rapides arrangements elle fait une fois encore commencer la journée déjà si avancée et qu’elle encourage le malade à l’y aider. Je me souhaiterais cela à nouveau, car je serais alors faible, et donc convaincu par tout ce que ma mère ferait et je pourrais ressentir les joies de l’enfant avec cette capacité plus nette d’en jouir te donne l’âge. »

 

Kafka fait de très nombreuses remarques sur le corps, sur les corps (le sien, celui des autres). Nous verrons dans un troisième temps que l’émergence d’une conscience de soi, logiquement certes, mais avec des spécificités d’une grande importance pour le passage de Journal à LM, passe par une attention très vive à ce qui concerne le corps.

Ici, c’est la projection de soi dans le futur, la temporalité qui est rendue problématique. Franz Kafka est en effet de santé fragile, et il est amené à pratiquer fréquemment l’autopsie (au sens littéral du mot, un regard tourné vers lui-même en tant que corps). Plus encore, c’est l’attention de Kafka aux détails corporels, dans des descriptions très nombreuses, qui est manifeste. Il y a presque du voyeurisme chez Kafka.

Enfin, il y a une sensation de disjonction chez lui, dont l’existence est elle aussi d’une importance immense tant pour comprendre de quoi est faite sa conscience de lui-même, que pour comprendre la source de la situation narrative proposée au début de LM. Cette disjonction entre le corps et la conscience, entre la corporéité et le psychisme, la corporéité et l’éthique peut-être, donne lieu à des variations qui nous semblent très signifiantes dans l’œuvre. Le roman présente en effet le thème du soin vis-à-vis de soi et de l’autre, problématisé à travers son antonyme le parasitisme (lié directement à l’utilisation du mot Ungeziefer ‘vermine’). En outre, cette disjonction est liée dans le récit à l’abject, à l’impur, au corps effroyable, et à la thématisation essentielle du regard. Là encore, voir l’incipit, ainsi que l’insistance de Kafka à ne pas voir représentée ladite vermine sur la première de couverture.

 

b. Le corps pour une théorie de l’(in)action (cf. Bataille)

Corrélatif du corps-rebut, la relation entre le corps et l’inaction ou l’action mise en échec est associée à l’image du père comme modèle viril et adulte. Nous retrouvons ici une idée développée par George Bataille dans son étude sur Kafka[xxi] : les héros de Kafka cultivent l’enfantillage et s’inscrivent dans le « primat du désir actuel », s’opposant au « primat d’un but se subordonnant la vie présente » (p. 113). Quoiqu’il faille sans doute tempérer cette formulation un peu excessive, elle est tout de même confirmée par la lecture du Journal.

13. 2 janvier 1912 Très long passage sur la façon de s’habiller, sur le rôle des « piètres vêtements » choisis par ses parents.

« Je remarquais bien sûr, ce qui était très facile, que j’étais très mal habillé, et j’avais aussi un œil pour les beaux habits des autres, mais ma pensée ne put pas pendant des années déterminer que la raison de mon apparence minable, c’était mes vêtements. Comme à l’époque déjà j’avais tendance à me rabaisser, plus intuitivement que réellement, j’étais convaincu que ces vêtements ne prenaient cette allure engoncée, cette raideur de planche, puis cet aspect fripé, que sur moi. […] 

À la suite de quoi je laissais aussi les piètres vêtements intervenir sur toute ma posture, j’allais le dos voûté, les épaules de travers, les bras et les mains ballants ; je craignais les miroirs, parce qu’ils me montraient dans une laideur que je croyais inévitable, laideur qui de plus ne pouvait pas être restituée dans toute sa vérité […]. Il me manquait surtout la capacité de préparer aussi peu que ce fût l’avenir concret. Je restais en pensée avec les choses du moment présent et leur état présent et ce non par acuité d’esprit ou à cause d’un intérêt trop poussé, mais, pour autant que cela ne fût pas causé par une faiblesse de pensée, à cause de la tristesse et de la crainte, tristesse car, comme le présent était si triste pour moi je croyais ne pas avoir le droit de le quitter avant qu’il ne se résolve en bonheur, et crainte, car, comme je craignais de faire dans le présent le moindre petit pas, je me considérais aussi comme indigne de juger sérieusement et de façon responsable, par ma méprisable intervention enfantine, le grand avenir viril, qui m’est d’ailleurs apparu la plupart du temps tellement impossible que chaque petite avancée apparaissait comme une falsification, le plus proche étant hors d’atteinte. J’admettais plus facilement le miracle qu’un progrès réel, mais j’étais trop froid pour ne pas laisser les miracles dans leur sphère et le progrès véritable dans la sienne.

[suit un fantasme : libérer une jeune fille brutalisée et innocente] »

(Nous soulignons)

 

 

            Ce passage est caractéristique de cette conscience maladive de soi dont nous avons parlé. Il s’agit d’un ressouvenir, écrit à la manière autobiographique, dans lequel sont juxtaposés l’impression d’une incapacité à s’extraire du présent et le retour en pensée dans le passé signifiant. En outre, c’est une réflexion sur le futur qui constitue une contradiction, dans la mesure où l’affirmation d’une incapacité à se projeter dans « le grand avenir viril » oblige le narrateur-personnage à s’y projeter malgré tout. Il s’ensuit une forme de protension dans l’inaction, d’intention immédiatement avortée.

 14. 21 XI 11, p. 228

« Il est certain que l’obstacle principal à mon progrès est constitué par mon état physique. Avec un tel corps on ne peut arriver à rien. […] Mon corps est trop long pour sa faiblesse, il n’a pas la moindre graisse pour produire une chaleur bienfaisante, pour conserver un feu intérieur, aucune graisse dont l’esprit pourrait se nourrir une fois, en plus de ses besoins quotidiens essentiels, sans nuire à l’ensemble. Comment mon faible cœur, qui m’a souvent causé des picotements ces derniers temps, pourrait-il pousser le sang sur toute la longueur de ces jambes. Il y aurait assez de travail jusqu’aux genoux, mais alors seule une force de vieillard resterait pour irriguer la froide partie basse des cuisses. Mais voilà qu’il est à nouveau requis en haut, on l’attend, alors qu’il se disperse en bas. La longueur du corps distend tout. Que pourrait-il donc réussir à faire là, puisqu’il n’aurait peut-être pas assez de force, même s’il était rassemblé, pour ce que je veux faire. »

 

Ces réflexions physiologiques et leurs conséquences sur l’avenir en termes d’actions impossibles sont nombreuses dans le Journal. Elles s’associent aux remarques ponctuelles sur l’image que Franz se fait de son corps.

Citations 15 a et b : 20 02 1911, p. 134 et 11 11 1911, p. 211

« Comme sont éloignés de moi par ex. Les muscles de mes bras »

« Dès que je comprends plus ou moins que je laisse se développer des situations très fâcheuses sans intervenir, alors qu’en fait je devrais être destiné à les éliminer (par ex. La situation très satisfaisante de ma sœur mariée, dont je considère pour ma part qu’elle a une vie désespérée) je perds en un instant la sensation de mes muscles du bras. »

 

Ces deux notations presque similaires sont très révélatrices. Franz y fait le lien entre la perception du monde extérieur (extéroceptive, pour reprendre Fontanille) et la perception du corps (intéroceptive). Surtout, nous avons là, en 15 b., ce qu’on appelle en rhétorique une hystérologie, autrement dit une inversion de l’ordre chronologique des faits (l’antérieur hystero est placé après le postérieur proteron). Cette perversion chronologique s’associe à un constat d’inaction.

 

 

c. Théâtre, rêve et narration : un code proaïrétique dégradé

Nous le voyons assez, dès le Journal, la relation est faite entre faiblesse du corps et avenir incertain. C’est même la névrose centrale de Kafka. Ce corps malingre, cette santé chancelante qui pousse à lutter contre soi et pour l’avenir par le biais de l’écriture, on les retrouve chez nombre d’auteurs de cette période.

Ce qui nous intéresse ici, c’est la transcription de ce complexe en termes d’action dans la narration, en termes proaïrétiques donc, pour reprendre l’adjectif proposé par Barthes dans S/Z. Il s’agit de comprendre l’action, dans la narration, comme relevant d’une intention, (c’est la traduction que donnent les spécialistes d’Aristote, dans L’Éthique à Nicomaque où apparaît ce terme) d’une volonté projetée sur l’avenir.

Dans le Journal, cela se manifeste sous la forme d’une faiblesse et d’une allure minable, envisagée par ses effets sur le SOI et le quotidien au présent, mais aussi par ses effets sur l’avenir. Nous verrons que cet effet se redouble d’une conscience de soi à la fois riche et pétrifiante (III).

Remarquons aussi que le journal sert à Franz de carnet de transcription des rêves et des pièces de théâtre qu’il a vues. Elles sont très nombreuses, et il faut y voir un biais de médiation systématique par rapport au réel : le réel rêvé, le réel joué, est dans un second temps raconté avec force précisions par Franz.

Dans le roman : La Métamorphose porte la trace de ce code proaïrétique dégradé, caractéristique du rêve. Je ne partage pas le rejet trop simple de Nicolas Corréard sur ce point, qui semble indiquer que nous ne sommes pas dans le registre fantastique parce que le narrateur (qui parle en discours indirect libre d’ailleurs), évoque la pensée du personnage qui a repoussé l’éventualité que cela puisse être du rêve. Ce serait un revers de la main qui serait un peu inconséquent, et ce serait oublier que la prétérition est une figure d’une grande puissance énonciative. D’ailleurs, les jeux spéculaires (le réel / le rêve // le non-rêve / le non-réel, sous la forme d’un carré sémiotique) sont caractéristiques au contraire de cette utilisation fictionnelle de l’onirique.

Le corps obstacle empêche la réalisation des actions rituelles, donc la forme de vie, puis il rend tout ajustement impossible de même que la conversion à une autre forme de vie. Mais Gregor Samsa persévère dans son action, s’obstine. Et les schèmes répétitifs sont ainsi significatifs de l’impossibilité à agir efficacement, impossibilité mise en valeur par la multiplication des gesticulations, des gestes inopérants.

 

d. Le corps mécanique :

Entre comique et effroi

C’est là un autre domaine de réflexion, sur lequel je passe rapidement, parce qu’il est aisé à poursuivre. Nous l’avons vu, dans le Journal, le corps est souvent séparé de la conscience de l’individu. Et, comme nous l’avons expliqué ci-avant, il y a un schème répétitif attaché à l’impossibilité de parachever une intention. Il s’ensuit que tout le roman est fait d’une succession de répétitions, d’ajustements, qui n’empêchent pas que se réalise la fin que craint chacun d’entre nous, à savoir la mort de la vermine en vermine qu’elle a fini par être.

Nous sommes là dans l’analyse du corps mécanique chez Bergson[xxii]. Il s’agit aussi de tenir compte de l’analyse d’une mécanique effroyable, telle qu’elle apparaît chez Remi Astruc, d’un « choc comique » selon son expression[xxiii], qui repose sur « la stabilisation inattendue d’une instabilité que rien ne vient résorber » (p. 26).

Le corps métamorphosé, le grotesque et le sublime

Si la métamorphose paraît élidée en préalable au récit, elle se poursuit néanmoins à travers l’entravement du langage humain, faculté liée à la fois au corporel (somatique, physiologique) et à l’autre (communication). Dans le passage d’un corps à un autre, nous pouvons lire le transfert de la sémiosphère à la biosphère (l’être humain comme animal, l’animal comme forme de vie signifiante). Mais nous pouvons aussi y lire le passage d’une sémiosphère à une autre sémiosphère : l’animal comme être intelligent, voire comme être qui a accès à des vérités, à des modes de pensée qui sont inaccessibles à l’humain. C’est à ce titre, nous semble-t-il, que l’animal peut être un totem. Il s’agit alors surtout d’une ascension dans un autre monde, laquelle est interdite à l’être humain, ainsi que d’une assimilation par analogie des qualités de l’autre. Bien sûr, la transformation en vermine signifie un abaissement, une abjection littéralement, mais l’expérience de cet abaissement, l’expérience du sale et de l’horrible, permet peut-être aussi une forme de complétion par l’entrevision d’une part plus sombre de ce que l’être humain est resté.

Rappelons l’étymologie du mot allemand Ungeziefer

Ungeziefer

De zebar (Ancien Haut Allemand, animal sacrificiel)

= animal impropre au sacrifice (impur donc)

Du proto-germanique tībrą = offrande, sacrifice, victime

= la vermine (non comptable), une vermine (aussi sens figuré ‘créature méprisable’)

 

Bilan : Notre parcours nous a amené d’une appréhension du quotidien (extéroception), à une prise en compte du corps (proprioception). Nous avons déjà frôlé plusieurs fois la frontière avec la conscience, le for intérieur (intéroception). Nous allons voir dans quelle mesure le Journal nous aide à envisager une prise de conscience par le retour sur soi — ou plus problématisé par rapport à LM : il nous reste à nous demander si le roman, par son lien à la conscience, une conscience éperdue de plus en plus, favorise chez le lecteur une prise de conscience, une activité herméneutique qui l’engage en tant que sujet. Pour utiliser une très jolie formule de Remi Astruc : dans quelle mesure l’activité herméneutique est-elle déclenchée par la multiplication des dégagements (de la conscience du lecteur) ? [cf. Op. Cit. p. 29]

 

 

III. Une (dé)prise de conscience par le retour sur soi ?

L’une des singularités du Journal  de Kafka, c’est d’utiliser le retour sur soi que l’écriture au jour le jour rend possible, pour faire apparaître une sorte de bipolarité (positive et négative), autour du quotidien (le présent et les réprimandes paternelles / les rêves, les projets d’écriture), autour du corps (le corps faible réel / le corps fictif en majesté). Le retour sur soi y est lié à l’écriture, laquelle est à la fois une échappatoire et un enfantillage, « le fatras habituel » (cf. Citation 6) selon l’expression méprisante de l’oncle de Franz.

 

a) L’écriture, seul lieu où persévérer mais lieu de souffrance

Nous avons rencontré plusieurs fois l’écriture dans nos citations du Journal.

1. Dans l’opposition le bureau et l’écriture littéraire (I. a. citations 1 et 3)

2. Dans le cercle familial (I. b. citation 6)

3. Dans l’opposition avec le bourgeois, au sein du long passage provenant d’un manuscrit de Description d’un combat (I. b. cit° 9)

Il s’agit là de l'écriture en tant qu’activité (das Schreiben), laquelle nous le savons constitue une dyade entre deux mondes : le professionnel et le littéraire (et la famille est nettement orientée vers le premier dans ses prises de position)

 

Mais le journal est en soi une activité d’écriture, une prise de notes au jour le jour d’abord, pour garder trace de ce qui a été fait et dit. Mais ce faisant, c’est aussi une activité qui suppose une conscience par retour sur soi.

    • Reportons-nous à la citation 4 analysée en I. a. : les réprimandes du père concernent la vie construite au bureau par opposition à la vie de Bohème liée à Löwy. Cette notation pose des problèmes par elle-même en ce qu’elle fixe dans la mémoire externe de la page de journal ce qui crée une nouvelle tension : « Je me déniai la capacité de pouvoir utiliser tout mon temps pour la littérature » écrit Franz. L’utilisation du passé fait référence à une situation interlocutive traitée sous forme anecdotique. Mais sa réapparition dans le présent de l’écriture (j’écris maintenant ce qui s’est passé cet après-midi), donne lieu à un réexamen de soi et à une forme de déprise de ce qui avait été pressenti comme définitif[xxiv].
    • La question de la persévérance se pose à plusieurs reprises dans le cadre de cette activité d’écriture : citation 3. Il s’agit ici de pouvoir écrire ce qu’on veut, à la condition de se fixer pour but, même provisoire, qu’on est libéré du bureau[xxv]. De même la citation 2 s’appuie sur l’idée de la persévérance (opposée à la mort par noyade).
    • La citation 5, nous l’avons dit, prend la forme fictive d’une lettre à son chef de bureau, pour expliquer pourquoi le scripteur de la lettre ne s’est pas levé. L’écriture devient ainsi le lieu d’une escapade réalisée face à un problème bien réel et persistant.

Bilan

Nous voyons ici que l’écriture littéraire donne lieu à un examen de soi et à une reformulation de soi et de la forme de vie dans laquelle se trouve le diariste. Lieu où s’exprime la souffrance au quotidien, l’écriture (l’activité et ce qu’elle produit) est aussi le seul espace où la persévérance est possible.

Nous retrouvons ici une analyse de l’idylle détachée du monde, création d’un hors-monde qui devient un autre monde sous une forme pastorale tant chez Forster que chez Gide. L’écriture du journal constitue sa propre sémiosphère, qu’on pourrait comparer à la relation de l’ermite en relation avec la divinité. C’est d’ailleurs une image reprise par Gide, et sous-entendue par Forster dans leurs journaux intimes. Il est très probable que cette dimension de l’écriture comme échappatoire, comme évasion mais aussi comme salut soit un résultat que nous trouverions chez nombre de diaristes de la période 1850-1950.

Remarquons que dans LM, cette échappatoire prend la forme contradictoire mais à tout prendre acceptable (voire logique malgré sa contradiction), d’une métamorphose, d’un changement de forme qui est à la fois obéissance aux impératifs paternels et pied de nez à ceux-ci.

 

b) La conscience de soi ou le discours ambigu : Moi détaché et Moi aspirant à l’union

« Car le moi n’échappe jamais à ce tête-à-tête avec soi. » V. Jankélévitch, Le Paradoxe de la morale, éditions du Seuil, 1981, p. 13.

Quelle formule ! Et le journal intime est avant tout un tête-à-tête avec soi. Jankélévitch ajoute, dans le passage auquel nous faisons référence, que la « vie morale » hésite sans arrêt entre « mauvaise conscience » qui est « rétrospective » et une « conscience morale « antécédente ». La première forme se retourne sur le passé de la faute. La seconde est tournée vers l’avenir des problèmes, en particulier les futurs cas de conscience. Tout le Journal de Kafka, comme tout journal intime, notamment écrit par un croyant, se trouve en tension entre ces deux mouvements opposés. Nous savons, de plus, que ce qui avive cette tension, c’est l’écriture.

Dans LM, au demeurant, la métamorphose en vermine est un fait du passé : elle a eu lieu antérieurement et elle est le résultat d’une mauvaise conscience, d’une conscience de la faute par rapport au père. Mais, toujours dans LM, la conscience de Gregor est aux prises avec les effets au présent et au futur de cette donnée nouvelle qu’est son corps métamorphosé. Et dans la mesure où ce corps métamorphosé rend la forme de vie antécédente impossible, c’est bien à un cas de conscience, et même davantage à un cas logique que se heurte cette conscience.

Nous avons vu que s’est posée pour Franz la question du « grand avenir viril », seul valable aux yeux du père. Se pose aussi la question de l’affection maternelle et de l’affection sororale (le souci de soi externalisé en quelque sorte). Il nous semble qu’on peut analyser le roman à partir de cette duplicité de la vie morale telle qu’elle est problématisée par Kafka. Les schémas actantiels et narratifs sont d’une grande aide à ce sujet. Mais la notion de tension narrative aussi, encore qu’elle ne soit tournée que vers l’avenir de la progression narrative. Ce que n’a pas étudié Raphaël Baroni, à mon souvenir[xxvi], c’est le rôle de l’antécédent par rapport à la tension narrative. Le rôle du rétrospectif dans l’écriture de soi est connu depuis les travaux de Philippe Lejeune. Mais il reste à analyser dans les fictions, même si les travaux de Genette ont déjà permis de comprendre le rôle de l’antécédent temporel dans la structure narrative (question de l’analepse et de la prolepse). Ainsi, peut-on traiter une longue analepse comme celle de LM, en se contentant de dire que d’un point de vue textuel, formel, syntagmatique autrement dit, elle est postérieure. La question qui se pose autant dans le Journal de Kafka (et dans bien d’autres) que dans le roman (en grande partie), c’est l’impact, l’influence à long terme des choix du passé sur l’individu au présent en tant qu’il prépare son futur.

J’achève cette portion de ma réflexion — pour laquelle je ne prétends nullement avoir de réponses définitives, ayant bien davantage des questions définitives — sur ce que Remi Astruc appelle des dégagements dans son analyse de La Métamorphose. Il s’agit pour lui de comprendre la « pédagogie du grotesque », se situant d’emblée dans un domaine contradictoire dans la mesure où « les dispositifs didactiques mis en place par les œuvres grotesques s’opposent à toute pédagogie qui consisterait uniquement en un processus d’inclusion des lecteurs. »[xxvii] . Il postule l’idée d’un « piège narratif » (dans LM) (p. 30), le lecteur se trouvant « embarqué puis comme abandonné en chemin ». LM s’avère, selon lui, « moins un récit de formation qu’un récit (…) de déformation. » (p. 28). C’est là ce qui donne lieu au « dégagement du lecteur », qui permet « l’activité herméneutique »  (p. 29 et 30).

Cette lecture est d’autant plus tentante que le journal intime la justifie, nous semble-t-il. Nous, lecteurs, sommes amenés à nous engager dans une posture d’empathie (avec Gregor, avec Franz), qui correspond en gros à un postulat d’unité organique de l’existence racontée : Je comprends la notation du jour comme faisant partie d’un tout dans lequel elle prend du sens. Mais nous savons aussi que nous adhérons à un point de vue, que nous y sommes pris et englués (point de vue par délégation du narrateur ou non). Du reste, dans l’écriture journalière, le diariste aussi se déprend de lui-même (contrairement à ce qu’on lit souvent, le journal intime n’est pas majoritairement l’écriture du jour). Il sait qu’il écrit, donc qu’il médiatise sa version du jour[xxviii]. Il peut aussi se relire, comme le fait Franz dans son Journal. Bien plus, l’écriture à son tour devient événement, un événement d’événement en quelque sorte. C’est alors que nous apprenons à nous défaire, à nous dégager ou à nous désengager, pour qu’une activité herméneutique soit possible[xxix].

Pur et impur — le sale, l’abject et l’ignoble : initiation ratée ?

Passons rapidement sur ce point. Il y a de nombreuses notations dans le roman au sujet des humeurs et saletés de la vermine qu’est devenue Gregor. Il nous semble d’ailleurs qu’elles se multiplient au fil de l’intrigue (à mesure que le devenir-vermine se confirme en tension entre l’extension et l’intensité). Il n’est pas difficile de faire un rapport direct entre ces notations et la question morale. Reprenons une citation de Jankélévitch : cette fois, dans Le Pur et l’impur 1960 :

« La conscience de soi trouble l’innocence de la chair et déjà empoisonne le bonheur sans mélange, la félicité naïve des organes ; mais inversement aussi l’existence charnelle alourdit et assombrit la conscience, fait de cette conscience une demi-conscience et une mauvaise conscience. »

(chapitre II, p. 49, Flammarion, Champs).

Jankélévitch fait ici un lien entre la dualité, qui donne lieu à la pensée de l’impur, et le dédoublement de la conscience que nous avons expliqué en III. b. Rappelons que le terme allemand Ungeziefer vient d’un mot signifiant sacrifice, et qu’il désigne ‘ce qui est impropre au sacrifice parce qu’impur’.

Bilan Un décentrement intellectuel et moral ?

  • « L’indistinction primordiale du vivant » Anne Simon Une bête entre les lignes. Essai de zoopoétique : une fiction qui résiste aux sirènes de la zoopoétique ?
  • « l’accès à un tiers lieu où penser en dehors des cadres ordinaires, d’où tracer de nouvelles perspectives. »

Nicolas Correard (sflgc.org) : La Métamorphose de Kafka, roman humanimal ?

  • Il y a une pensée de l’indistinction, dans la réflexion sur le sacré en général, pensée que reprend Rémi Astruc (Le Renouveau grotesque dans le roman du XXe siècle, Classiques Garnier, 2010, pp. 170-173). Le geste sacrificiel tend à séparer l’impur du pur pour constituer le social, l’acceptable.
  • Mais la littérature moderne semble fréquemment inverser cette séparation pour y revenir. La littérature moderne serait devenue, selon Kristeva, un « rite au second degré », dans lequel « l’abject s’écrit » (Citée par Remi Astruc, Pouvoir de l’horreur, essai sur l’abjection, 1983, Seuil, p. 25).
  • Mais il y a une indécision fondamentale dans LM : la vermine est-elle un résultat  abject ? La fusion homme-animal est-elle l’ouverture vers de nouvelles perspectives de pensée ? Plus généralement, le roman est-il l’occasion d’un décentrement intellectuel et moral, décentrement radical, vers l’anarchie et le pourrissement ? Ou l’occasion future d’un recentrement plus éthique ?

 

 

 

 

 

 

Bibliographie

 

BROHM, Jean-Marie. Ontologies du corps. Nouvelle édition [en ligne]. Nanterre : Presses universitaires de Paris Nanterre, 2017 (généré le 18 septembre 2020). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pupo/7056>. ISBN : 9791036547478. DOI : https://doi.org/10.4000/books.pupo.7056.

 

FONTANILLE, Jacques. Formes de vie. Nouvelle édition [en ligne]. Liége : Presses universitaires de Liège, 2015 (généré le 25 octobre 2017). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pulg/2207>. ISBN : 9782821896314. DOI : 10.4000/books.pulg.2207.

 

« Sainte Garta priez pour nous ! », préface de Récits, romans, journaux, édition préfacée, composée et annotée par Brigitte Vergne-Cain et Gérard Rudent, La Pochothèque, Le Livre de Poche, 2000, p. 23.

 

Journal, Kafka, Le Livre de poche, Biblio, traduction par Marthe Robert (1954).

 

Journaux, Kafka, éditions NOUS, traduction intégrale par Robert Kahn (2020).

 

La Métamorphose, Franz Kafka, éditions Folio bilingue, traduit de l’allemand, préfacé et annoté par Claude David, Gallimard 1991.

 

L’Art du roman, Milan Kundera, 1986, Folio.

 

« Faut-il brûler Kafka ? », La Littérature et le mal, 1957, éditions Folio Essais, pp. 109-124.

Remi Astruc Vertiges grotesques. Esthétiques du « choc comique »,  (2012) Honoré Champion, Unichamp-Essentiel. Il étudie La Métamorphose de Kafka dans le premier chapitre de son ouvrage.

 

Gisèle Mathieu-Castellani, La Scène judiciaire de l’autobiographie, (1996), PUF Paris.



[i] Cf. L’Art du roman, Milan Kundera, 1986, Folio, p. 30.

[ii] Cf. S/Z, Roland Barthes, X. « Sarrasine », (2), p. 132-133. « Se référant à la terminologie aristotélicienne qui lie la praxis à la proaïrésis, ou faculté de délibérer l’issue d’une conduite, on appellera proaïrétique, ce code des actions et des comportements (mais dans le récit, ce qui délibère l’action, ce n’est pas le personnage, c’est le discours). »

[iii] Voir à ce sujet le site oeuvresouvertes.net, de Laurent Margantin, qui a retraduit le Journal de Kafka. Cf. oeuvresouvertes.net/spip.php?article2162. Voir aussi « Kafka, l’homme en chute libre », La Compagnie des auteurs, Matthieu Garrigou-Lagrange, sur France Culture.

[iv] Nous empruntons cette expression à Raphaël Baroni, La Tension narrative. Suspense, curiosité et surprise (2007), éditions du Seuil.

[v] Cf. « Sainte Garta priez pour nous ! », préface de Récits, romans, journaux, édition préfacée, composée et annotée par Brigitte Vergne-Cain et Gérard Rudent, La Pochothèque, Le Livre de Poche, 2000, p. 23.

[vi] FONTANILLE, Jacques. Formes de vie. Nouvelle édition [en ligne]. Presses universitaires de Liège, 2015.

[vii] Mot en français dans le texte.

[viii] Fragment non daté, mais situé entre le 17 XII et le 19 XII.

[ix] Journal, Kafka, Le Livre de poche, Biblio, traduction par Marthe Robert (1954), p. 33.

[x] Nous reprenons à notre compte la définition sémiotique que propose Jacques Fontanille de cette expression qu’il étudie dans son ouvrage de ce titre : « schème syntagmatique (…) choisi comme plan de l’expression, et projeté sur un cours de vie ; (…) configuration modales, passionnelles et thématiques (…) associées comme plan du contenu. » Par rapport au cours de vie, la « forme de vie » suppose donc un sujet assurant consciemment la cohérence syntagmatique du cours de vie , de même que la congruence paradigmatique du parcours génératif donnant du sens à l’ensemble, autrement dit d’un « projet de vie sous-jacent ». Voir Formes de vie, 2017, OpenEdition Books, Presses Universitaires de Liège, réf. 801 et 860.

[xi] Les caractéristiques de l’écriture de soi dans l’autobiographie, telle qu’elle a été étudiée tant par Philippe Lejeune (1975) que par Éliane et Jacques Lecarme (2004), se retrouvent régulièrement dans les journaux intimes où les anecdotes du passé font l’objet d’une écriture rétrospective dans l’intention de mettre l’accent sur l’évolution de la personnalité du diariste (nous retrouvons là les éléments essentiels de la définition devenue canonique de Philippe Lejeune).

[xii] C’est la définition donnée par Fontanier de l’allégorisme : « L’Allégorisme, imitation de l’Allégorie, consiste dans une Métaphore prolongée et continue, qui, lors même qu’elle s’étend à toute la proposition ne donne lieu qu’à un seul et unique sens, comme n’y ayant qu’un seul et unique objet d’offert à l’esprit. » Pierre Fontanier, Les Figures du discours, 1977, Flammarion, p. 115 sq. Ce sens « seul et unique » s’oppose bien entendu au « double sens » de la proposition allégorique.

[xiii] Description d’un combat, in Franz Kafka, Récits, romans, journaux, Le Livre de poche, La Pochothèque, édition préfacée, composée et annotée par Brigitte Vergne-Cain et Gérard Rudent, 2000, pp. 111-157 (Manuscrit 1), pp. 158-191 (Manuscrit 2).

[xiv] Michel Foucault évoque la « médicalisation des effets de l’aveu » (p. 90), dans la partie III du tome 1 de Histoire de la sexualité La Volonté de savoir, intitulée « Scientia Sexualis ».

[xv] Gisèle Mathieu-Castellani, La Scène judiciaire de l’autobiographie, 1996, PUF Paris.

[xvi] Dans La Tension narrative (2007), éditions du Seuil, p. 110 à 120 notamment, Raphaël Baroni oppose la tension pronostique et la tension diagnostique. La première est déclenchée par un événement parfaitement clair pour le lecteur, mais celui-ci est « marqué par une disjonction de probabilité » (p. 111). Autrement dit, une situation très lisible semble pouvoir donner lieu à un déploiement actionnel et passionnel prévisible, mais l’anticipation reste incertaine dans la mesure où le futur n’a pas encore eu lieu. L’interprète-lecteur est donc affecté par un suspense lié à la disjonction de probabilité, aussi plausible logiquement que la réalisation anticipée du scénario déclenché. La seconde (tension diagnostique), se manifeste lorsqu’une situation narrative est « provisoirement obscure » (ibid.), parce que nous ne disposons que d’une partie seulement des informations. L’interprète-lecteur y est affecté par la curiosité, laquelle le pousse à chercher les informations manquantes. Bien entendu, ces deux formes primaires peuvent s’associer voire se mêler.

[xvii] Qu’on se souvienne du magnifique « Was ist mit mir geschehen ? », première occurrence du discours direct, intraduisible en français. Claude David, dans la version bilingue publiée en Folio, la traduit classiquement par « Que m’est-il arrivé ? », mais Brigitte Vergne-Cain et Gérard Rudent optent très judicieusement pour la formule « Qu’est-il advenu de moi ? », qui suggère davantage la disjonction entre la conscience interrogeante et le devenir corporel. L’allemand utilise la préposition mit, qui signifie avec et peut en effet suggérer l’estrangement par le biais d’une jonction-disjonctive, alors que le français, en structure profonde, fait apparaître la préposition à, laquelle fait disparaître cet effet de sens fortement ravivé dans le texte.

[xviii] En sémiotique, la cohérence touche l’axe syntagmatique, et concerne l’orientation intentionnelle du discours : l’énonciation est placée sous le contrôle d’un seul univers de sens pour être comprise dans sa succession. La congruence concerne l’axe paradigmatique : elle introduit des homologies partielles entre différentes couches de signification. Ainsi, en rhétorique, la métaphore participe-t-elle de la congruence (entre deux isotopies différentes mises en relation par le rapprochement).

[xix] Cf. Carlo Ginzburg, qui était historien, mais ce concept relève de la réflexion épistémologique, et donc d’une approche sémiotique. Il est d’origine ‘littéraire’, du reste, puisque Ginzburg l’a emprunté et adapté des formalistes russes (Victor Chklovski). On parle aussi de défamiliarisation. Ce concept est apparu en 1917, dans L’Art comme procédé, traduit par Todorov en 1965.

[xx] On aura noté le vraisemblable jeu de mots entre humain (vs animal, catégorie) et humain (vs inhumain, pathémie), aussi possible en allemand à partir de l’adjectif menschlich (vs unmenschlich).

[xxi] « Faut-il brûler Kafka ? », La Littérature et le mal, 1957, éditions Folio Essais, pp. 109-124.

[xxii] Le Rire, chapitre I, IV « Comique des mouvements et des gestes » et V « Force d’expansion du comique », PUF Quadrige, 13e édition, octobre 2007, respectivement pp. 22-28 et pp. 28-50. L’expression célèbre « du mécanique plaqué sur du vivant » se trouve dans la partie V de ce chapitre I, p. 29 de cette édition. C’est elle que Bergson étudie et développe dans les deux parties référées.

[xxiii] Remi Astruc Vertiges grotesques. Esthétiques du « choc comique »  (2012) Honoré Champion, Unichamp-Essentiel. Il étudie La Métamorphose de Kafka dans le premier chapitre de son ouvrage.

[xxiv] Il nous manque ici une analyse des temps verbaux, dans la mesure où nous n’avons pas le texte en allemand. Nous savons qu’il existe d’abord un Perfekt qui correspond au passé composé en français (Ich habe Deutsch gelernt : J’ai appris l’allemand). Il y a aussi un Präteritum, qui ne peut être considéré comme un équivalent du passé simple français, en dehors du fait qu’il ne se présente pas sous une forme composée. Il semblerait qu’on l’utilise surtout dans la langue écrite. Mais plusieurs grammaires que j’ai consultées insistent sur la même différence qu’en français, à savoir la coupure avec le présent pour le prétérit (comme le passé simple), opposée au lien (psychologique) avec le présent pour le parfait. Comme nous ne disposons ni du texte, ni de notes du traducteur, nous ne saurons pas ce qui explique son choix, dans le texte en français, d’un passé simple : y a-t-il là une forme au prétérit après plusieurs formes au parfait ? Si cest le cas, c’est d’une extrême importance dans le cadre de notre analyse.

[xxv] La traduction de ce passage par Marthe Robert est beaucoup plus claire (op. cit. p. 169).

[xxvi] Raphaël Baroni La Tension narrative (2007), éditions du Seuil.

[xxvii] Op. cit. p. 21.

[xxviii] C’est l’un de nos axes de réflexion dans le travail que nous menons actuellement sur les journaux intimes de Gide et Forster, pour lequel nous nous proposons aussi une plongée dans le monde grands écrivains homosexuels ou ayant eu à traiter du désir, auteurs de journaux intimes.

[xxix] Voir aussi les théories de la réception, qui s’appuient par exemple sur la notion de défamiliarisation des formalistes russes, ou sur le couple empathie / exotopie chez Bakhtine, traduit par Todorov en 1979 dans Esthétique de la création verbale, qui porte sur les rapports de l’auteur à son personnage.


06/10/2024
0 Poster un commentaire

Cormac MacCarthy "Blood Meridian" (Méridien de sang)

Je lis Blood Meridian (Méridien de sang) de Cormac MacCarthy. C’est un roman paru en 1985. Ce sont là des notes de lecture.

 

Analyse de la première page

L’incipit du roman est « See the child. » (Voyez l’enfant, ou mieux, “voici l’enfant”). Cette formule introduit bien une rapide description du personnage principal, qui sera appelé le plus souvent « le gosse » (the kid), mais elle est surtout une allusion évidente à l’Ecce homo de Ponce Pilate (Jean 19, 5). Cette affirmation a un sens ironique pour Pilate. « Voici l’homme » signifie pour lui que Jésus a été dépouillé de ses prétendus attributs divins. Jean, le rédacteur de cet Évangile, fait de cette affirmation la preuve proleptique de la royauté messianique du protagoniste de son histoire.

Tous les critiques ont insisté sur l’importance des références bibliques chez MacCarthy. Celle-ci est d’une grande importance. En effet, il s’agit de savoir s’il faut accuser ou non le protagoniste, tout comme c’est la question dans la référence biblique qui constitue la source intertextuelle (où il s’agit de savoir si Jésus est coupable donc doit être crucifié ou non, ce à quoi Pilate répond qu’il estime qu’il n’y a pas lieu de l’accuser, Jn 19, 6). D’ailleurs, le choix du terme child est lui aussi révélateur. Le substantif kid dénote l’individualité et la jeunesse jusqu’à mettre en valeur la débrouillardise (comme le montre le sens argotique[1]). En revanche, child est lié à la descendance, à la fratrie et au fait d’être porté par une mère (il est rapproché de termes très anciens, en gothique et en sanskrit qui signifient ‘le ventre de la mère’).

Précisément, cet appellatif (« the child »), restreint dans le roman, est lié à l’évocation du père, maître d’école, qui « cite des poètes dont le nom est à présent perdu » (p. 3). L’utilisation d’un présent dans tout le début du premier chapitre donne une force étonnante à cette évocation, sous la forme d’une hypotypose donnant l’illusion du vécu au présent.

 

Cette présentation du héros passe du physique au généthliaque, par le rappel des circonstances astronomiques du jour de la naissance du petit. Là encore, la référence christique est patente. Mais ce n’est pas l’étoile du berger qui préside à ses destinées. Ce sont les Léonides, météorites apparaissant en une pluie caractéristique, issues de la comète Tempel-Tuttle, pluie dont le point culminant est le 17 novembre et qui revient tous les trente-trois ans. L’enfant est né le 17 novembre 1833. À cette époque, la pluie fut tellement importante qu’on a cru à l’annonce de l’Apocalypse. L’illumination est telle que le père, qui raconte ça à son fils dit paradoxalement « Je cherchais de la noirceur, des trous dans les cieux. »[2] De la mère il est fort peu question, sinon qu’elle est morte en couches : « La mère, morte ces quatorze années avait incubé en son sein la créature qui allait l’emporter. »[3] Marqué par un météore violent et hyperlumineux, l’enfant est représenté, en cette fin d’incipit de la manière suivante :

 

“He can neither read nor write and in him broods already a taste for mindless violence. All history present in that visage, the child the father of the man”

 

« Il ne peut ni lire ni écrire et en lui couve déjà un goût pour la violence irraisonnée. Toute l’histoire présente en ce visage, l’enfant père de l’homme. »

 

La dernière proposition (“The child the father of the man”), est une citation sans guillemets d’un célèbre poème de W. Wordsworth.

My heart leaps up when I behold

          A rainbow in the sky:

          So was it when my life began;

          So is it now I am a man;

          So be it when I shall grow old,

              Or let me die!

          The Child is father of the Man;

              I could wish my days to be

          Bound each to each by natural piety.

 

Mon coeur bondit quand j’aperçois

Un arc-en-ciel dans les cieux

Ainsi en était-il quand ma vie commença

Qu’il en soit ainsi lorsque je serai vieux,

Ou laissez-moi mourir !

L’enfant est père de l’homme ;

Je pourrais souhaiter que mes jours soient

Liés les uns aux autres par la piété naturelle.

 

Le parallèle inversé avec l’incipit de Blood Meridian est saisissant.

 

Importance du mot mud (boue)

Dans Blood Meridian le mot mud joue un rôle très important. Il se traduit en français par boue. Voici sa première occurrence :

« Men from lands so far and queer that standing over them where they lie bleeding in the mud he feels mankind itself vindicated » (p. 4)

« Des hommes de territoires si lointains et si étranges que de se tenir au-dessus d’eux où ils sont étendus à saigner dans la boue il a l’impression que l’humanité elle-même est vengée »

Ce dernier verbe to vindicate, signifie dans la langue soutenue to avenge (venger) et  to deliver (délivrer). Il semble donc que la boue soit aussi la lie dregs l’un des synonymes de mud (Merriam-Webster, art. « mud » sens 2 a.), « the lowest » and « the worst » part of things la partie la plus basse et le plus mauvais dans les choses. Et le combat aux accents épiques en ce début de roman, relève d’une parodie de gigantomachie, combat mythique où les Titans vaincus sont renvoyés à Gaïa, la Terre, et même au Tartare, sous terre, autrement dit aux Enfers. Quelques lignes plus loin, à la suite d’une autre bagarre, l’enfant est blessé à son tour de deux balles de pistolet. Il est soigné mais, n’ayant pas d’argent pour payer les soins, il s’enfuit.

 

« Only now is the child finally divested of all that he has been. His origins are become remote as his destiny and not again in all the world’s turning will there be terrains so wild and barbarous to try wether the stuff of creation may be shaped to man’s will or wether his own heart is another kind of clay.”

 

« Seulement maintenant l’enfant est-il dépouillé de tout ce qu’il a été. Ses origines se sont perdues comme sa destinée et il n’y aura pas à nouveau dans tout le mouvement du monde de terrains si sauvages et barbares où juger si l’affaire de la création peut être modelée selon la volonté de l’homme ou si son propre cœur est une autre forme d’argile. »

 

Le mot mud donne ainsi lieu à une métaphore filée, passant de la lie du monde à l’argile dont les hommes sont faits dans la légende (par l’un des Titans, Prométhée). Et tout le roman constitue ainsi un terrain où domine la poussière du désert parfois associée à l’eau qui en fait de la boue. Sans cesse dans le cours du récit entendons-nous l’appel du Psaume 68 de David dans la Bible « Je m’enlise dans un bourbier sans fond / et rien pour me retenir. / Je coule dans l’eau profonde / et le courant m’emporte. […] Arrache-moi à la boue ; que je ne m’enlise pas ; / que je sois arraché à ceux qui me détestent / et aux eaux profondes (…) » (Ps. 69 (68) 3 ; 15). Mais sans doute faut-il être dépouillé de ce qu’on a été (comme les apôtres qui suivent le Christ), et subir la terrible traversée du désert pour bénéficier d’une seconde naissance d’initié, après le sacrifice.

 

 

Discussion avec le soldat

Je termine cette chronique par la discussion avec le soldat (III, p. 30), d’une terrible ironie au regard des événements qui suivent :

 

« I was a sorrier sight even that what you are and he [the Captain] come along and raised me up like Lazarus. I’d done took to drinkin and whorin till hell would have me.”

« J’offrais même un plus triste spectacle que ce que tu offres et il est venu et m’a relevé comme Lazare. Je m’étais adonné à la boisson et aux prostituées jusqu’à ce que l’enfer m’eût gagné. »

 

On comprend fort bien l’allusion à la résurrection de Lazare (pour laquelle l’ambiguïté du pronom personnel he joue un rôle essentiel : the Captain as the Christ), mais celle à L’Exode et à Moïse est plus discrète quoique tout aussi viable. En effet, le soldat dit qu’il est allé whorin’, c’est-à-dire voir les prostituées. Mais le verbe to whore signifie aussi ‘to pursue a faithless, unworthy, or idolatrous desire’ (poursuivre un désir sans foi, sans valeur, idolâtre ) “go a whoring after their gods — Exodus 34:15 (Authorized Version)”. Ce passage de L’Exode raconte comment le Seigneur dit à Moïse sur le mont Sinaï de préparer ce qui deviendra les Tables de la loi. Le passage concerné porte sur un avertissement solennel du Seigneur « Tu ne te prosterneras pas devant un autre dieu, car le nom du seigneur est Jaloux, il est un dieu jaloux. Ne va pas conclure une alliance avec les habitants du pays : quand ils se prostituent avec leurs dieux... »

 

Nous retrouvons alors les tréfonds de la Terre dans une promesse du soldat

« It’s a chance for ye to raise ye self in the world. You best make a move someway or another fore ye go plumb in under. »

« C’est une chance pour toi de t’élever dans ce monde. Tu f’rais mieux de te bouger d’une façon ou d’une autre avant de toucher le fond. »

Mais l’expression plumb in signifie aussi ‘sonder les mystères, le cœur’. Là aussi, il faut mourir à soi-même pour découvrir ce que cache le cœur humain.



[1] Sens 4 dans le Merriam-Webster, article ‘kid’.

[2] « I looked for blackness, holes in the heavens. » (p. 3). Des internautes avisés voient dans l’expression holes in the heavens » une référence aux recherches astronomiques de Sir William Herschel, qui le premier avait noté des zones sombres dans les cieux, qui cachaient les étoiles vraisemblablement.

[3] « The mother dead these fourteen years did incubate in her own bosom the creature who would carry her off. » (Ibid.)


31/10/2015
0 Poster un commentaire

Le lecteur comme rôdeur

 

                 Lorsque j’ai découvert les Essais de Montaigne, il y a plus de deux décennies, j’ai été frappé comme il se doit par le peu de considération que ce grand auteur m’accordait en son « Avis au lecteur » :

« C’est icy un livre de bonne foy, lecteur. Il t’advertit dès l’entrée, que je ne m’y suis proposé aucune fin, que domestique et privée. Je n’y ay eu nulle considération de ton service, ny de ma gloire. »[1]

Il me semblait alors que j’aurais mérité un peu plus d’égards. Je ne continuai qu’eu égard à la réputation de cet ouvrage quadricentenaire et à ma volonté tenace de m’instruire, qui fort heureusement prévalait sur mon outrecuidance.

Peu après, dans une espèce de parcours de lecture inopiné mais bienveillamment hasardeux, je tombai sur l’autre « Avis au lecteur » de Rabelais, précédant le Gargantua, que j’estimai plus accueillant :

« Amis lecteurs qui ce livre lisez

Despouillez vous de toute affection,

Et le lisant ne vous scandalisez.

Il ne contient mal ne infection.

Vray est qu’icy peu de perfection

Vous apprendrez, si non en cas de rire (…) »[2]

                Pourtant, les précautions accumulées dans ce dizain de « plus grande perfection » avaient de quoi m’alarmer. Et j’eusse dû, – mais j’étais un peu jeune et n’avais pas perdu mon béjaune, comme on dit – voir un signe dans l’allusion au Silène auquel Alcibiade compare Socrate dans Le Banquet de Platon (215 a.), allusion liminaire faite par Rabelais dans son « Prologue de l’Auteur » pour traduire l’intérêt de son livre. Malgré une forme de laideur dans l’œuvre, comparable à celle de Silène, grotesque à souhait, Gargantua renfermait sinon un plus haut savoir, du moins des merveilles.

 

                Cette rhétorique liminaire de l’exclusion ou du moins du bousculement du lecteur, je l’ai retrouvée dans un site internet de critique littéraire au ton pour le moins audacieux ; Stalker, site de « Dissection du cadavre de la littérature »[3] dû à Juan Asensio. Et le moins qu’on puisse dire est que j’ai été bousculé.

 

« Étonnant de constater comment bon nombre de lecteurs ne savent pas ou plus lire, se moquent de la complexité, de la difficulté et, je n’hésite pas à le dire quitte à déplaire, d’une écriture, la mienne en l’occurrence, qui avance souvent masquée (larvatus prodeo écrivait Descartes dans ses Preambula, sans qu’il soit possible d’évacuer une autre signification plus secrète et fascinante, larvatus pro deo…) »[4]

 

Je recopie un long passage d’un article très significatif de ce ton, intitulé malignement par syllepse oratoire « À quoi bon »[5].


À la différence de ce pseudo-Mallarmé en fer blanc qu'est François Bon, toujours heureux lorsqu'il peut nous annoncer, dans un style frisant l'apoplexie syntagmatique et puant le faux hermétisme, la dernière révolution technologique qui nous permettra de lire tout Marx sur un écran de la taille d'un ongle de petit doigt de pied, à mesure même que la Toile commence à attirer tout ce que la France compte d'éditeurs (et Dieu sait qu'elle en a !, certes, bien après les annonceurs qui, eux, ont flairé un marché immense), alors même que n'importe quelle ménagère de moins de cinquante ans ou crétin qui lit Baudelaire comme il lirait une notice d'utilisation de machine à laver, croient avoir reçu l'autorisation (et s'en font même quelque comique devoir) d'écrire leurs bluettes, estimant en outre que la critique littéraire (la vraie) n'y est absolument pas honorée par deux de ses plus emblématiques journalistes virtuels, Pierre Assouline et Didier Jacob, tandis que clabaude sans relâche la nappe grouillante des éphémères anonymes, que fermente la pâte putride des pseudonymes, je trouve de moins en moins d'intérêt et de plaisir à arpenter la Zone, riche pourtant de centaines de notes, d'auteurs et de rédacteurs.

 

Ballotté dans les rapides d’une prose aux incises nombreuses mais parfaitement maîtrisées – ce qui est suffisamment rare de nos jours pour être noté –, éperdu au milieu de références aussi nombreuses qu’apparemment (si j’en juge par mon approche néophyte) judicieuses et relevant d’un véritable savoir (pour ce que j’ai pu vérifier), l’intention est ouvertement polémique et batailleuse. Et si quelques « grands noms », ou moyens du moins, en reçoivent pour leur grade, c’est aussi et même encore plus le cas pour les usagers d’internet présentés entomologiquement sous la forme d’une hypotypose métaphorique : « la nappe grouillante des éphémères anonymes ». Il est vrai qu’on peut douter de l’intérêt de trop nombreux commentaires d’indignes mal-lettrés qui se multiplient comme une épizootie tellement inquiétante et écœurante qu’on finit par craindre qu’elle ne passe la barrière des espèces.

 

Le lecteur amusé, je veux dire celui qui est suffisamment harnaché pour suivre ce flot continu, est emporté dès lors qu’il n’a pas été rebuté. Il me chaut très peu qu’on étrille Amélie Nothomb et Christine Angot, et je trouve plutôt drôles les épigrammes pour le moins caustiques qu’essuient régulièrement et même systématiquement les cibles préférées du Stalker, tel ce Jacques Ellul :

 

« (…) il m’est parfaitement impossible d’achever le livre d’un de ces auteurs mineurs que les ruses de l’édition remettent ou tentent de remettre au goût du jour : Jacques Ellul, largement réédité par La Table ronde. Se revendiquant pourtant d’une prestigieuse lignée bloyenne, j’avoue éprouver toutes les peines du monde à terminer la Nouvelle exégèse des lieux communs de cet infatigable polygraphe qu’était Ellul (…) »[6].

 

Tout jeune dans ce labyrinthe érudit, je n’ai pu qu’entre-apercevoir la longue galerie des « Cacographes », l’une des plus longues de tout le site me semble-t-il. Il faut non seulement une bonne dose de constance pour exposer si nûment et si douloureusement lesdits cacographes, mais il faut surtout commencer par les lire et les pénétrer, si je puis dire. On se demande même, de même qu’il y a un attachement paradoxal de la victime pour son bourreau dans les configurations sado-masochistes, s’il n’y a pas une sorte de pente naturelle, de compulsion même à produire une critique, puis une critique de critique. Dans une « circularité de la spécularité » selon une jolie expression trouvée sur le site, la critique sait que « Nous ne faisons que nous entregloser », selon le célèbre mot de Montaigne.

 

« Il y a plus affaire à interpreter les interpretations qu’à interpreter les choses, et plus de livres sur les livres que sur autre subject : nous ne faisons que nous entregloser.

Tout fourmille de commentaires ; d’auteurs, il est grand cherté.

Le principal et plus fameux sçavoir de nos siecles, est-ce pas sçavoir entendre les sçavans ? Est-ce pas la fin commune et derniere de tous estudes »[7]

 

J’ai fini par me demander ce que signifiait ce titre Stalker. Voici ce que j’en ai compris.

Stalker est le titre d’un film d’Andreï Tarkovski sorti en 1979 et admiré d’Asensio. Il est tiré d’un roman de science fiction d’Arcadi et Boris Strougatski sous-titré aussi « Pique-nique au bord du chemin » (dont c’est d’ailleurs le titre russe traduit). Le stalker c’est un être humain qui rôde dans l’une des six Zones contaminées mystérieusement par une forme de vie extraterrestre ayant visité la Terre. Repris par Tarkovski, le stalker est un passeur, un être numineux donc, grâce auquel on peut accéder à la chambre, au cœur de la Zone. Pour comprendre toute l’amplitude de ce titre repris par le site d’Asensio, il faut aussi rappeler le sens du mot anglais stalker. Le verbe to stalk signifie à la fois ‘rôder’, et ‘être à l’affût’. On appelle aussi stalker, aux États-Unis, un individu psychopathe ou du moins dérangé qui suit anonymement quelqu’un en le harcelant et rôdant sans cesse autour de chez lui.

 

De la littérature comme cryptographie, voilà l’un des enseignements de ce site fascinant. J’ai l’impression, à l’avoir presque addictivement parcouru et lu, d’être entré dans la Winchester House à San Jose, en Californie, précédé d’un guide fantomatique qui m’aurait donné d’un signe de la tête l’indication de passages cachés et surprenants qui m’auraient échappés si j’avais été seul dans l’immense et labyrinthique bâtisse. Rien de plus enthousiasmant que de trouver un double fond à une boîte qu’on a toujours eue mais jamais regardée. C’est ce que veut nous faire comprendre Rabelais, avec son Silène, qui désigne, outre le précepteur de Bacchus, une boîte ingénieuse représentant un silène mais dans laquelle on cachait des médecines fruits du travail d’esprits savants. Et comme la guenon de la Fable de Florian qui s’indigne en mettant en se cassant la dent sur la coque amère d’une noix, le lecteur malavisé pourrait s’exclamer « Au Diable soit le fruit ! ». Il est cependant toujours un (vieux) singe pour ne pas se contenter de l’écorce des choses

 

« Les noix ont fort bon goût, mais il faut les ouvrir.

Souvenez-vous que, dans la vie,

Sans un peu de travail on n'a point de plaisir. »[8]



[1] Montaigne, Essais « Au lecteur », éd° Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 9.

[2] Rabelais, Gargantua, « Aux lecteurs », éd° Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 3 et « Prologe de l’Auteur », p. 5.

[4] http://www.juanasensio.com/archive/2004/11/11/larvatus-prodeo-ou-pro-deo.html

[5] Rappelons pour les non-initiés, que la syllepse oratoire est une figure qui consiste à utiliser un mot en deux sens différents dans une même occurrence. C’est ici le cas pour le mot bon à la fois adjectif dans l’expression idiomatique signifiant « Pourquoi faire ? », et Nom propre de François Bon, dont il est justement question dans le passage que je reproduis.

[7] Montaigne, Essais III, 13, p. 1045-1046.

[8] Florian, Jean-Pierre Claris de Florian Fables « La guenon, le singe et la noix ».


24/10/2015
0 Poster un commentaire

L'art de disserter (1)

  1. Pour avoir lu des productions d'élèves depuis des années, j'ai pu constater quelles sont leurs habitudes d'écriture, les bonnes et les mauvaises. Je ne suis pas sûr qu'ils soient bien au fait du bien-écrire qu'attend un correcteur lorsqu'il lit leurs productions écrites. Plutôt que de laisser dans un coin de mon esprit les remarques que j'aurais pu faire, il m'a semblé bon de les coucher par écrit, de façon que cela puisse servir.
  2. Il est malaisé de dire en quoi consiste exactement le bon style dans un exercice scolaire, quoi qu'on en dise. C'est un héritage long et qui mérite de n'être plus teinté d'ésotérisme, comme il l'est aujourd'hui encore. L'école républicaine est toujours un peu tiraillée entre son sacerdoce de la diffusion du savoir ainsi que ce que nous appelons "l'égalité des chances", et sa longue histoire non républicaine, celle d'un royaume attaché à sa langue à la diffusion encore puissante. Il m'a toujours semblé qu'on tirait à hue et à dia, avec d'un côté le hussard noir, cherchant à inculquer du savoir à tous, et de l'autre le lettré, descendant d'une lignée prestigieuse mais un peu décadente par certains côtés, initié aussi, et ayant appris l'essentiel de ce qu'il sait des humanités par un enseignement acroamatique, autrement dit non écrit et transmis par oral.
  3. Cette précision est importante pour l'élève qui voudrait mieux écrire. Il lui faut savoir ce qu'il en coûte de bien chanter nos psaumes, si je puis dire, en une grand-messe à la gloire de la langue. Cette métaphore continuée, ou plutôt cette allégorie, m'est une facilité plus qu'une profession de foi. Je dis tout uniment qu'il faut avoir en soi un peu de l'amour du français lorsqu'on s'initie à l'art de disserter (expression dans laquelle j'inclus la rédaction du commentaire littéraire). Il faut comprendre que nous avons notre lexique, notre schibboleth[1] comme disent les anglais.
  4. L'élève me dirait : "Je ne veux pas être initié, je veux simplement ne pas perdre de points en expression écrite lorsque je rédige un devoir." Il pourrait même être de bonne volonté, en souhaitant écrire avec élégance. Je lui répondrais qu'il faut qu'il ait en tête l'immensité de ce qu'il faut maîtriser. Non seulement les domaines à connaître sont nombreux (syntaxe, sémantique, accords grammaticaux, ponctuation, conjugaison), mais il y a des connexions entre eux. De même, ajouterais-je, que l'initié a pour unique tâche d'imaginer l'étendue de ce qui lui reste à connaître des mystères où il pénètre, l'élève doit se laisser guider en toute confiance dans la mystagogie. Il a besoin de se savoir disciple, de s'appuyer sur son professeur et de considérer les progrès qu'il pourra faire.
  5. Lourde tâche me dira-t-on. Eh quoi, espère-t-on qu'il y ait un quelconque intérêt à consommer de la syntaxe sans un but élevé, quelque perspective qu'on se donne ? Il suffit qu'il sache que la pensée passe par le véhicule de la langue, qu'elle lui est en outre consubstantielle, et qu'on enrichit en grande partie celle-là en se préoccupant de celle-ci. C'est un long labeur, un "chemin de longue étude", mais il donne des plaisirs sûrs, intenses et toujours renouvelés. Il faut qu'il y croie, non parce que c'est un dogme, mais parce que d'autres avant lui en ont découvert les délices, les ont préservées dans la littérature et l'éloquence et attendent que ce trésor précieux soit transmis aux générations futures par ceux qui pourront s'en charger.


[1] Mot de passe qui permettait aux gens de Galaad d'exclure les gens d'Ephraïm, qui ne parvenait pas à dire le premier son de ce mot – qu'ils prononçaient si et non chi (Bible, Juges, XII, 6). Voici l'exégèse que je trouve sur un site maçonnique : "Schibboleth joue ici le rôle de mot de passe lors du « passage d’un cours d’eau » par les Ephraïmites en retraite et, comme par hasard, ce mot fatal, Schibboleth, signifie en hébreu justement : « cours d’eau ». Nous pourrions presque parler de pléonasme, mais la répétition du terme peut signifier qu’il y a un sens caché à découvrir, lié en particulier à la différence de prononciation. On ne peut maîtriser que ce que l’on est capable d’appréhender avec justesse, de nommer. Il y a un lien direct entre ce mot (ou sa prononciation) et le fait de « passer », de « pouvoir passer » un cours d’eau, en l’occurrence le Jourdain". http://lasallehumide.forumperso.com/t3-schibboleth.


22/10/2015
1 Poster un commentaire