Chroniques du quant-à-moi

Chroniques du quant-à-moi

Le lecteur comme rôdeur

 

                 Lorsque j’ai découvert les Essais de Montaigne, il y a plus de deux décennies, j’ai été frappé comme il se doit par le peu de considération que ce grand auteur m’accordait en son « Avis au lecteur » :

« C’est icy un livre de bonne foy, lecteur. Il t’advertit dès l’entrée, que je ne m’y suis proposé aucune fin, que domestique et privée. Je n’y ay eu nulle considération de ton service, ny de ma gloire. »[1]

Il me semblait alors que j’aurais mérité un peu plus d’égards. Je ne continuai qu’eu égard à la réputation de cet ouvrage quadricentenaire et à ma volonté tenace de m’instruire, qui fort heureusement prévalait sur mon outrecuidance.

Peu après, dans une espèce de parcours de lecture inopiné mais bienveillamment hasardeux, je tombai sur l’autre « Avis au lecteur » de Rabelais, précédant le Gargantua, que j’estimai plus accueillant :

« Amis lecteurs qui ce livre lisez

Despouillez vous de toute affection,

Et le lisant ne vous scandalisez.

Il ne contient mal ne infection.

Vray est qu’icy peu de perfection

Vous apprendrez, si non en cas de rire (…) »[2]

                Pourtant, les précautions accumulées dans ce dizain de « plus grande perfection » avaient de quoi m’alarmer. Et j’eusse dû, – mais j’étais un peu jeune et n’avais pas perdu mon béjaune, comme on dit – voir un signe dans l’allusion au Silène auquel Alcibiade compare Socrate dans Le Banquet de Platon (215 a.), allusion liminaire faite par Rabelais dans son « Prologue de l’Auteur » pour traduire l’intérêt de son livre. Malgré une forme de laideur dans l’œuvre, comparable à celle de Silène, grotesque à souhait, Gargantua renfermait sinon un plus haut savoir, du moins des merveilles.

 

                Cette rhétorique liminaire de l’exclusion ou du moins du bousculement du lecteur, je l’ai retrouvée dans un site internet de critique littéraire au ton pour le moins audacieux ; Stalker, site de « Dissection du cadavre de la littérature »[3] dû à Juan Asensio. Et le moins qu’on puisse dire est que j’ai été bousculé.

 

« Étonnant de constater comment bon nombre de lecteurs ne savent pas ou plus lire, se moquent de la complexité, de la difficulté et, je n’hésite pas à le dire quitte à déplaire, d’une écriture, la mienne en l’occurrence, qui avance souvent masquée (larvatus prodeo écrivait Descartes dans ses Preambula, sans qu’il soit possible d’évacuer une autre signification plus secrète et fascinante, larvatus pro deo…) »[4]

 

Je recopie un long passage d’un article très significatif de ce ton, intitulé malignement par syllepse oratoire « À quoi bon »[5].


À la différence de ce pseudo-Mallarmé en fer blanc qu'est François Bon, toujours heureux lorsqu'il peut nous annoncer, dans un style frisant l'apoplexie syntagmatique et puant le faux hermétisme, la dernière révolution technologique qui nous permettra de lire tout Marx sur un écran de la taille d'un ongle de petit doigt de pied, à mesure même que la Toile commence à attirer tout ce que la France compte d'éditeurs (et Dieu sait qu'elle en a !, certes, bien après les annonceurs qui, eux, ont flairé un marché immense), alors même que n'importe quelle ménagère de moins de cinquante ans ou crétin qui lit Baudelaire comme il lirait une notice d'utilisation de machine à laver, croient avoir reçu l'autorisation (et s'en font même quelque comique devoir) d'écrire leurs bluettes, estimant en outre que la critique littéraire (la vraie) n'y est absolument pas honorée par deux de ses plus emblématiques journalistes virtuels, Pierre Assouline et Didier Jacob, tandis que clabaude sans relâche la nappe grouillante des éphémères anonymes, que fermente la pâte putride des pseudonymes, je trouve de moins en moins d'intérêt et de plaisir à arpenter la Zone, riche pourtant de centaines de notes, d'auteurs et de rédacteurs.

 

Ballotté dans les rapides d’une prose aux incises nombreuses mais parfaitement maîtrisées – ce qui est suffisamment rare de nos jours pour être noté –, éperdu au milieu de références aussi nombreuses qu’apparemment (si j’en juge par mon approche néophyte) judicieuses et relevant d’un véritable savoir (pour ce que j’ai pu vérifier), l’intention est ouvertement polémique et batailleuse. Et si quelques « grands noms », ou moyens du moins, en reçoivent pour leur grade, c’est aussi et même encore plus le cas pour les usagers d’internet présentés entomologiquement sous la forme d’une hypotypose métaphorique : « la nappe grouillante des éphémères anonymes ». Il est vrai qu’on peut douter de l’intérêt de trop nombreux commentaires d’indignes mal-lettrés qui se multiplient comme une épizootie tellement inquiétante et écœurante qu’on finit par craindre qu’elle ne passe la barrière des espèces.

 

Le lecteur amusé, je veux dire celui qui est suffisamment harnaché pour suivre ce flot continu, est emporté dès lors qu’il n’a pas été rebuté. Il me chaut très peu qu’on étrille Amélie Nothomb et Christine Angot, et je trouve plutôt drôles les épigrammes pour le moins caustiques qu’essuient régulièrement et même systématiquement les cibles préférées du Stalker, tel ce Jacques Ellul :

 

« (…) il m’est parfaitement impossible d’achever le livre d’un de ces auteurs mineurs que les ruses de l’édition remettent ou tentent de remettre au goût du jour : Jacques Ellul, largement réédité par La Table ronde. Se revendiquant pourtant d’une prestigieuse lignée bloyenne, j’avoue éprouver toutes les peines du monde à terminer la Nouvelle exégèse des lieux communs de cet infatigable polygraphe qu’était Ellul (…) »[6].

 

Tout jeune dans ce labyrinthe érudit, je n’ai pu qu’entre-apercevoir la longue galerie des « Cacographes », l’une des plus longues de tout le site me semble-t-il. Il faut non seulement une bonne dose de constance pour exposer si nûment et si douloureusement lesdits cacographes, mais il faut surtout commencer par les lire et les pénétrer, si je puis dire. On se demande même, de même qu’il y a un attachement paradoxal de la victime pour son bourreau dans les configurations sado-masochistes, s’il n’y a pas une sorte de pente naturelle, de compulsion même à produire une critique, puis une critique de critique. Dans une « circularité de la spécularité » selon une jolie expression trouvée sur le site, la critique sait que « Nous ne faisons que nous entregloser », selon le célèbre mot de Montaigne.

 

« Il y a plus affaire à interpreter les interpretations qu’à interpreter les choses, et plus de livres sur les livres que sur autre subject : nous ne faisons que nous entregloser.

Tout fourmille de commentaires ; d’auteurs, il est grand cherté.

Le principal et plus fameux sçavoir de nos siecles, est-ce pas sçavoir entendre les sçavans ? Est-ce pas la fin commune et derniere de tous estudes »[7]

 

J’ai fini par me demander ce que signifiait ce titre Stalker. Voici ce que j’en ai compris.

Stalker est le titre d’un film d’Andreï Tarkovski sorti en 1979 et admiré d’Asensio. Il est tiré d’un roman de science fiction d’Arcadi et Boris Strougatski sous-titré aussi « Pique-nique au bord du chemin » (dont c’est d’ailleurs le titre russe traduit). Le stalker c’est un être humain qui rôde dans l’une des six Zones contaminées mystérieusement par une forme de vie extraterrestre ayant visité la Terre. Repris par Tarkovski, le stalker est un passeur, un être numineux donc, grâce auquel on peut accéder à la chambre, au cœur de la Zone. Pour comprendre toute l’amplitude de ce titre repris par le site d’Asensio, il faut aussi rappeler le sens du mot anglais stalker. Le verbe to stalk signifie à la fois ‘rôder’, et ‘être à l’affût’. On appelle aussi stalker, aux États-Unis, un individu psychopathe ou du moins dérangé qui suit anonymement quelqu’un en le harcelant et rôdant sans cesse autour de chez lui.

 

De la littérature comme cryptographie, voilà l’un des enseignements de ce site fascinant. J’ai l’impression, à l’avoir presque addictivement parcouru et lu, d’être entré dans la Winchester House à San Jose, en Californie, précédé d’un guide fantomatique qui m’aurait donné d’un signe de la tête l’indication de passages cachés et surprenants qui m’auraient échappés si j’avais été seul dans l’immense et labyrinthique bâtisse. Rien de plus enthousiasmant que de trouver un double fond à une boîte qu’on a toujours eue mais jamais regardée. C’est ce que veut nous faire comprendre Rabelais, avec son Silène, qui désigne, outre le précepteur de Bacchus, une boîte ingénieuse représentant un silène mais dans laquelle on cachait des médecines fruits du travail d’esprits savants. Et comme la guenon de la Fable de Florian qui s’indigne en mettant en se cassant la dent sur la coque amère d’une noix, le lecteur malavisé pourrait s’exclamer « Au Diable soit le fruit ! ». Il est cependant toujours un (vieux) singe pour ne pas se contenter de l’écorce des choses

 

« Les noix ont fort bon goût, mais il faut les ouvrir.

Souvenez-vous que, dans la vie,

Sans un peu de travail on n'a point de plaisir. »[8]



[1] Montaigne, Essais « Au lecteur », éd° Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 9.

[2] Rabelais, Gargantua, « Aux lecteurs », éd° Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 3 et « Prologe de l’Auteur », p. 5.

[4] http://www.juanasensio.com/archive/2004/11/11/larvatus-prodeo-ou-pro-deo.html

[5] Rappelons pour les non-initiés, que la syllepse oratoire est une figure qui consiste à utiliser un mot en deux sens différents dans une même occurrence. C’est ici le cas pour le mot bon à la fois adjectif dans l’expression idiomatique signifiant « Pourquoi faire ? », et Nom propre de François Bon, dont il est justement question dans le passage que je reproduis.

[7] Montaigne, Essais III, 13, p. 1045-1046.

[8] Florian, Jean-Pierre Claris de Florian Fables « La guenon, le singe et la noix ».



24/10/2015
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